ALLER VERS


Photo © Georges Shiras

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Lecture de Jean-Michel Maulpoix – Revue Le Nouveau Recueil

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Jean-Marc Sourdillon, Aller vers, éditions Gallimard.

En lisant Aller vers de Jean-Marc Sourdillon, je songeais à ces mots
d’Arthur Rimbaud : « c’est la mer allée / Avec le soleil ». Et pourtant ce n’est
pas d’éternité que nous parle ce livre, mais de présence, d’une présence
« pareille à un oiseau que ses ailes déchirent ». On comprend que cet oiseau-là n’est pas fait pour l’envol mais pour un chant qui monte dans les
broussailles, pour une présence terrestre…
Qui s’en va ici ? Quel est cet « aller vers » qui donne son $tre à ce livre de
poèmes ? C’est le bond libre d’un animal sauvage dans la pénombre, ou le
pas du marcheur qui l’a surpris ; c’est l’aujourd’hui, et c’est aussi bien le vers
lui-même, et en lui la voix d’encre qui cherche la chair et qui appelle, la voix
tendue sur le fil même des vers, en direction d’un visage, d’un corps, d’un
sens, d’un être, d’une femme aux épaules nues qui porte un nom de rivière,
la Seine toute proche, ou encore de ce grand autre lointain qui pourrait être
Dieu si l’on n’avait perdu la trace de l’ange. N’est-ce pas toujours en cet autre
inconnu qu’il faut aller boire et découvrir sa propre vie en dépit de la distance
et de l’éloignement ? De sorte qu’ici le chant du poème devient « la forme
de la distance », la danse même de la pensée, et le mouvement vers du sujet.
Alors ne cherchez pas à mettre à tout prix un nom sur la destination ou le
destinataire : « tu » reste pour toujours une énigme, ou le champ des
possibles, ou la clarté d’une lampe. Vers qui donc allons-nous ? La question
restera posée. Ce qui compte, c’est d’aller vers. « Aller me suffit » disait René
Char qui gardait l’inconnu allumé comme une lampe devant lui. Jean-Marc
Sourdillon ne dit pas tout à fait la même chose : il va vers un « tu » et cherche
à lui parler, et il éprouve la présence de l’autre à ses côtés. Il n’est pas
irrémédiablement seul dans sa propre vie. Une chose est certaine : il y a
quelque part (très près) des lumières et des sources ; et l’on écrit « en vue
de naître », comme l’avait dit le titre d’un livre que Jean Marc Sourdillon avait
publié aux éditions « L’arrière-pays » en 2017.
Et si durant sa propre vie chacun ne pouvait qu’aller vers ? Comme la
rivière court dans son eau entre des bétons et des poutrelles ? Comme le
temps nous bat aux poignets, le sang aux tempes, et comme la vie même
nous est mesurée, pas à pas, ou d’un geste tendre et d’un regard l’autre,
jusqu’au cœur à jamais secret de l’amour ? « Aller vers » ce n’est pas « fuir,
là-bas, fuir », en direc$on des « oiseaux ivres ». Ce n’est que tracer ici-bas,
vers autrui et parfois avec lui, son chemin, « entre sol et ciel ». Car c’est aussi
brûler pour, penser à, se soucier de, aimer donc, en sachant que ce court
voyage, ceWe passerelle sur le vide, ce maigre chemin, le nôtre, est à tout
jamais sans retour. « Une fois, une fois seulement », chaque chose, chaque
instant, chaque être, écrivait Rilke ; n’est-ce pas à cela que $ent la beauté :
tant d’absolu pour tant d’éphémère, tant d’infini et de là-bas impossibles
mobilisés, tant de mots pour une phrase si brève, tant de regards et de
baisers pour cet amour qu’il faudra perdre et dont il ne fait aucun doute que
la fragilité accroît le désir et la force ? Aller vers, oui, qu’on se le dise, c’est
brûler pour, « sur le fil » de sa propre vie. On pourrait dire s’entrechercher, si
existait ce verbe (Jean-Marc Sourdillon intitule une partie de son livre
« Chercher qui me cherche »). Chacun pourra le vérifier : il y a dans ce livre
de poèmes des mains qui sont une parole et des visages qui éclairent comme
une lampe.
Jean-Michel Maulpoix


© Photo Georges Shiras – détail

Lecture Xavier Bordes, revue Traversées

Voici un recueil au titre à la fois limpide, et qui intrigue, tout en donnant le sentiment à l’oreille, d’une injonction déguisée, à soi-même certes, mais peut-être aussi au livre lui-même, en manière de bouteille à la mer, si on l’entend comme « allez, [mes] vers ! » Mais vers quoi l’élan des vers se trouve-t-il lancé ? Au fil de la lecture on a le sentiment d’un secret torrent de questions dont à l’examen chacune se disperse en absence de réponse, ouvrant sur un infini qu’il serait inopérant – ou superflu ? – de vouloir nommer. Comme un « influx de vigueur et de tendresse réelle » qui s’épanouit en éventail, ou plutôt en delta, à l’endroit de rejoindre la mer. Au passage, on ne s’étonnera pas que Jean Marc Sourdillon, de son propre aveu, ait très tôt rencontré une dimension particulière de la poésie à travers un poète qu’on disait « mystique sans Dieu », à savoir Joe (sans tréma, il y tenait) Bousquet, l’ermite de Carcassonne, dont la dimension au sein du paysage littéraire du XXième siècle grandit avec le temps…

Le recueil est fait de quatre sections précédées d’un prologue, « les bondissants » ; des entités énigmatiques, invisibles, qui semblent bondir dans « l’Ouvert » rilkéen, êtres qui « s’enlèvent » et ouvrent la marche en s’éparpillant, pour ainsi dire. Ils devancent l’auteur, apparemment, puisque le prologue, de façon assez éclairante sur sa démarche, s’achève ainsi : « Moi j’étais toujours là, je marchais sur le chemin seulement précédé par eux, avec ce son, ce souvenir à l’intérieur, comme un écho, comme une annonce de ma propre force, de mon propre élan, de cette capacité que nous avons de nous relever, de bondir sans jamais retomber, de poursuivre le bond en essayant de répondre du mieux que nous pouvons à l’imperceptible, à l’imprévisible appel qui toujours nous devance, toujours nous élève. »(P. 14) L’on devine alors qu’il s’agira d’un bond initiatique, l’histoire d’un saut tout ensemble dans la vie et dans la langue, comme celui du poète Élytis disant dans Marie des Brumes : « J’ai voulu tenter un saut plus vif que l’usure (des choses) ».

La première section « Chercher qui me cherche », placée sous l’exergue d’une citation d‘Alejandra Pizarnik, la poétesse argentine, autour du thème de la soif rimbaldienne page 20, amène la quête à devenir proprement quête poétique, en page 26 : « Et j’ai commencé à voir. Non pas toi, non, ni ton visage, ni tes mains, ni ton allure, mais le monde, mais les êtres à travers toi. Comme si la vitre s’était soudain lavée ou brisée.[..] Comme si mon vide d’un coup s’était peuplé de présences toutes proches qu’il fallait chercher. » Et vient la nouvelle section intitulée « Seines » au pluriel, qu’on entend aussi comme « scènes », le fleuve portant la figure du temps qui passe et, comme un souvenir du « Pont Mirabeau » d’Apollinaire, de ce «regard sur la beauté » (mira-beau), figure de la rencontre amoureuse qui débouche sur quelque chose d’immense : l’être aimé à « visage d’estuaire si différent » (P.46) – « estuaire » un mot qui revient, symbole du passage vers l’éventail infini des possibles. Éventail qui est mystique de la vie elle-même. 

Désormais voici que l’élan diversificateur, jusqu’alors canalisé entre les berges, gagne l’espace aventureux, celui de l’avenir sans protection, celui du risque. L’espace des « Désabrités », nouvelle section, illustre cette situation qu’un passage (p.62) caractérise : « Je veux être celui qui dit oui, qui fait confiance et que constamment, dans tes rêves, tes insomnies tu vois présent à tes côtés, tel qu’il est, sans tricherie, / je veux être consentant. » Cette partie s’achève (p.73) sur une vision « Fra Angélique » : « Tu lèves les yeux de ton travail et tu perçois tout proche, comme un froissis, un chuchotement complice, ou loin là-bas, dans les profondeurs du coeur, comme un appel, ce scintillement qui te fait vivre ». Naturellement, on entre alors dans le grand poème « L’espace où naître », à partir duquel survient la maturité de vivre, « sur le fil », dernière section de ce parcours initiant à la vie poétiquement vécue en ce monde-ci : sous-entendant que toute vie humaine est funambulesque, que l’on en soit ou non conscient. « Je suis sur le fil de toi et je vais vers » dit le cinquième des neuf derniers poèmes qui achèvent le livre. Sur un fil comportant évidemment deux versants comme dit le poème IX : « Ainsi chaque instant est celui des retrouvailles, de la perte et des retrouvailles. Toi et moi c’est bonjour et au-revoir à la fois, une rencontre renouvelée dans une séparation supposée. […] Il y a vers / Ce vers quoi tout converge et qui est notre commencement / Va au diable Vauvert ou peut-être vers Dieu et son paradis vert. / Va vers le bout de la ligne, de toutes les lignes, de l’absence de ligne, va vers et ouvre-toi selon ce vers qui te déchire et te révèle./ La lame de vers » 

Et c’est sur ce jeu autour du phonème « vers » que se conclut le trajet du recueil, trajet plein de rencontres et riche de trouvailles poétiques savoureuses et profondes à la fois. Un recueil que j’ai lu avec un sentiment de proximité, presque de consanguinité d’inspiration ; les passages assez nombreux que j’ai cités ne sont que les jalons, disons réduits à l’os, d’un parcours concret, charnel, imagé, original ; une voix où résonne l’authenticité du vécu, sous-tendue d’un élan de positivité lucide qui m’a poussé à en vanter ici les qualités. J’ai apprécié l’aestus de cet estuaire, ce bouillonnement de vie qui, de tout son Ineffable, investit une existence – la poésie étant l’accès à un vivre autrement – et dont rend si bien compte la langue-en-poèmes de Jean Marc Sourdillon.

                                                                       © Xavier Bordes (25/06/2023)


Lecture Frédéric Dieu, Revue Les lettres françaises, juillet-août 2023


Lecture Gaëlle Fonlupt, Revue La Forge, octobre 2023

Jean Marc Sourdillon, Aller vers, éditions Gallimard, avril 2023.

Aller vers. Un titre comme en suspens qui nous projette d’emblée dans l’invisible à la suite des chevreuils entendus depuis l’obscurité d’un chemin. « Ils fuyaient, je le comprenais, mais dans un seul bond, un élan puissant et pur, sans but, sans destination comme un unique et éperdu battement de cœur, épanchement de sang dans le ciel ».

Qu’il soit fuite, quête ou errance contemplative, le vers se révèle dans cette immobilité même du mouvement décomposé à l’extrême, comme écarquillé en questions, miroir inversé de L’unique réponse que Jean Marc Sourdillon nous avait livrée dans un précédent recueil.

« Chercher qui me cherche ». C’est ainsi que s’ouvre la première section, sous le dais argentin d’Alejandra Pizarnik, offrant un cap à la quête : « Où t’es-tu caché, objet de ma faim, de ma soif, de toutes mes courses, de tous mes souffles, dans quelle sorte d’esquive ou d’exorbitant silence ? »

La profusion de questions se fait prière, le vers incantation : « Rivière, ouvre-moi le cœur et mets-y ton battement, ce rythme de tendresse et de sang, que je ne puisse plus jamais marcher ni parler comme avant ». Adviennent l’écartèlement presque mystique, l’abandon à la prophétie du monde, la transcendance peut-être dans la naissance du tout petit, renaissance à soi-même : « toute cette lumière, cet air, tous ces gens, c’était trop pour une seule goulée, et mon cœur qui s’emballait, ma naissance en moi qui poussait comme une réponse – ma réponse – à ce qui arrivait » […] « Et j’ai commencé à voir » […] « Comme si mon vide d’un coup s’était peuplé de présences toutes proches qu’il fallait chercher. »

Nous devenons à sa suite un enfant égaré dans les siècles, avec la Seine plurielle comme seule contemporaine, cherchant à « naître au long des jours éperdument » […] « se donner à ce qui vient, à ce qui se noie et qui revient/ à ce qui s’énonce à l’insu de soi / la vie plus vaste que le destin ». Cette Seine est courbure d’une épaule, d’un genou, d’un sein, sang et lumière, épanchement pulsatile entre les jambes du poète et fait battre en nous « le pouls de la source, à tout moment ».

Elle ouvre une voie à rebours, convoque les voix désabritées[1] jusqu’à nous faire consentir à l’étonnement primitif. Se succèdent ici la verticale du ciel, l’écriture du cri, puis l’aurore d’une forme d’avant la parole ; l’émotion poétique première qui germe sous les doigts de Jean Marc Sourdillon dans le sillon de María Zambrano quand il reçoit d’elle la « lucidité cinglante d’un soleil d’hiver » – un citron.

Le vers s’allonge alors « juste à la possibilité de l’horizon », nous ajoure – diffraction encore – nous suspend dans la lumière du Quattrocento, le froissis d’une présence, le silence d’un ange de Fra Angelico.

C’est finalement sur un fil, qu’il va, pieds nus, bras en croix, évidant l’incertitude de la présence dans l’évidence du mouvement (« le simple fait d’aller me rend glorieux ») – en écho à Char et son « aller me suffit » – dans un même élan, amoureux de la lumière qui le précède, mais tendu vers ce « tu » qui le maintient (« même à genoux, quand je vais vers elle, je suis debout »). Ce « tu », fleuve-femme-aimée « toi et ton visage d’estuaire si différent » vers lequel il coule dans « l’hémorragie de soi ».

« Peu à peu je me dépasse, je te deviens ». Son verbe se fait migrateur, comme cherchant à abolir une distance qu’il sait indépassable, s’acharnant dans le mouvement d’aller (« Aller laper ton visage, boire à sa lumière, y tremper mes lèvres et tout mon courage ») ; mouvement réciproque, alliance renouvelée (« Tu tiens par moi. Légèrement au-dessus du sol ») se muant en sublimation. Se dissoudre pour renaître dans le mouvement de l’Autre – cet Autre qui manque à l’appel : « De toi on ne revient pas. Toujours on part. Cette manière d’aller nulle part mais à travers toi ». C’est d’ailleurs dans cette hypothèse que son vers se résout : « Vas vers. C’est ta proposition. Une autre manière, peut-être plus élégante, de dire toi ».

Avec l’obstination d’une rivière, il nous exhorte à l’arrachement, à la fente perpétuelle, à l’Ouvert primordial : « Va au diable Vauvert ou peut-être vers Dieu et son paradis vert. Va vers le bout de la ligne, de toutes les lignes, de l’absence de ligne, va vers et ouvre-toi selon ce vers qui te déchire et te révèle / La lame de vers ».

Jouant de cette lame, dissection autant qu’échouage sur un horizon sans cesse repoussé, Jean Marc Sourdillon incarne un Orphée sans retour, toujours sur la pente du départ ; diluant la perte en d’incessantes retrouvailles avec une poésie tout entière contenue dans cette « façon de se fuir et de s’appartenir d’un seul tenant ».


[1] Les désabrités est le titre d’une section du recueil, écho peut-être à La Voix désabritée, recueil de Pierre Torreilles, éditions Gallimard, mai 1981.


Lecture Michèle Finck dans la revue Europe, novembre-décembre 2023



Lecture Isabelle Lévesque, dans la revue Poézibao

Jean Marc Sourdillon, “Aller vers”, lu par Isabelle Lévesque

mercredi 22 novembre 2023 par Florence Trocmé




Jean Marc Sourdillon, Aller vers, Gallimard, 2023, 112 p., 16,50 €


Avec Aller vers, Jean Marc Sourdillon poursuit son chemin poétique en approfondissant des thèmes présents dans ses recueils précédents :  la vie comme naissance continue, répétée ou renouvelée, l’élan et l’envol.
L’infinitif se lie à la préposition dans le titre, Aller vers : son dynamisme rejoint celui de naître. Le poème lui-même accomplit ce qu’il énonce ainsi.
Le vers, étymologiquement, est d’abord ce sillon du laboureur qui se retourne en bout de champ pour tracer le suivant. Cette ligne creusant la terre précède la promesse de la semaison. Mais quelle est la promesse ici ?
On entre dans le livre par le récit d’une « marche de retour » à travers bois. C’est la fin de l’hiver, le début de la nuit. Soudain le voyageur entend un « bruissement de feuilles », des bondissements d’envol sans retombée :

Et moi, qui les écoutais, qui les avais surpris sans les voir, j’étais enlevé par eux, comme porté, comme entraîné à la fois dans ces sous-bois et à l’intérieur de moi […]


Cet « enlèvement », loin de priver le narrateur d’assise, le conforte et lui ouvre un espace poétique. Ce signe sonore fonctionne comme un oracle. Les « bondissants » chevreuils entraînent le poète à se relever et à sortir de l’errance. Il s’agit de répondre « à l’imperceptible, à l’imprévisible appel qui toujours nous devance, toujours nous élève ».
Après la préposition « vers », manque un nom. Emprunté à Alejandra Pizarnik, le titre du deuxième poème, « Chercher qui me cherche », laisse ouverte la question « vers qui ou quoi ? ». C’est que l’appel entendu offre plusieurs visages. Si beaucoup des poèmes sont adressés, le « tu » peut se rapporter au poète lui-même, au fleuve, à la femme aimée aussi bien qu’à un dieu caché.

Dans ce livre comme dans L’unique réponse (Gallimard, 2020), un lieu s’impose comme central : une passerelle au-dessus de la Seine, non loin des tours de la Défense, auxquelles nous tournons le dos. Cette passerelle est un lien entre deux rives, mais aussi un tremplin pour l’envol de la rêverie poétique, qui va de la source jusqu’à l’estuaire. Une rivière va vers son affluence. Le fleuve naît donc aussi de son estuaire. Roger Caillois évoquait le fleuve Alphée, rassemblant ses eaux dans la mer pour renaître en Sicile, mais aussi ce fleuve inverse, s’amenuisant, remontant vers sa source : « Fleuve rescapé du naufrage, je séparai mes eaux, je les rassemblai, je leur creusai un estuaire, qui était un nouveau début.1 »
Le fleuve, par son courant, confond le chemin et le voyageur. « Oui, un pays pour naître et pour disparaître dans le même temps, pour disparaître en naissant dans le mouvement même qui nous a fait naître ». C’est la promesse du « grand geste déployé de l’avenir devenant estuaire », l’espérance d’une réponse toujours à venir, le gage d’un élargissement de la vie, d’une nouvelle naissance.


Mon fleuve, tu es devant moi tout ensemble le silence et la prière, la réponse et la question,


la réponse comprise dans la question,


Dieu dans le silence entre les mots qui l’appellent



Raisons sonores ou poétiques (de « seins » à « Seine »), rêverie lançant des passerelles entre des réalités appartenant à des règnes a priori éloignés, le poème unit le fleuve et l’aimée :


Seine est pour cette raison le prénom que je te donne


que je donne à ta venue à ta présence dans ma vie, à ce jardin,
notre maison, sur ces bords du fleuve où je t’ai connue


Poèmes en prose aux courts paragraphes, versets, vers libres avec double interligne, la souplesse harmonieuse et mélodique s’impose généralement, même si les blancs détachant certains vers laissent parfois résonner une angoisse ou un doute. Avec des rythmes différents, les phrases s’allongent, se posent pour rebondir à la ligne suivante, et souvent s’envolent sans point final.

Le chemin mobile d’Aller vers se présente dans son élan plus que dans son tracé : « De même que le vrai objet du pardon est l’impardonnable, que le vrai objet de l’espérance est l’inespérable, le vrai objet de vers est l’inatteignable ». Son aboutissement peut s’écrire dans un mystère : « là-bas dans l’on ne sait vers où ».

Le chemin d’écriture (ou de lecture) se résume ainsi :



Le fil qui sert d’appui, le ciel qui sert d’appel. Entre les deux, le bond esquissé d’un chevreuil


Le poème et la passerelle sont exigence intérieure, tremplin risqué. Le poète attentif aux signes fait de la ligne du vers une corde souple et vibrante. C’est un danseur ne sachant pas danser qui ose pourtant se lancer :

Sur la corde de l’oud, je danse la danse de la distance et c’est pour toi que je danse ma mélodie sans guide, mon ivre danse de l’imminence


Ainsi le danseur-guetteur prépare-t-il le surgissement d’une présence cherchante et cherchée dont l’appel se laisse entendre ou deviner au détour d’un vers.


Isabelle Lévesque

Voir aussi dans Poesibao : Jean Marc Sourdillon, “Aller vers”, extraits

1 Roger Caillois, Le fleuve Alphée – Gallimard, 1978.


Extraits :
p.44

À moins que, oui, peut-être, moi et mon corps, mais ces mots.
Peut-être bien qu’ils pourraient quelque chose


entre nous deux, entre eux deux, ton corps et le mien, tellement différents,


moi cette ombre sur l’eau qui tressaille et toi si vaste si puissante et profonde qu’on a envie de se jeter dedans.


Oui, peut-être ces mots avec leur ombre et leur tressaillement, on peut y croire.


Yeux fermés, demi-mots entre sommeil et vivre, fleuve et estuaire, une place pour eux qui nous font une place pour nous,


et leurs silences comme des passerelles plus musicales et plus légères.


*



p.45

Te dire oui, aller vers toi,


se jeter dans la gueule de l’eau


se lover dans la gueule du jour


accepter le temps qui vient


le temps qui s’ouvre


et la possibilité qu’il y ait une fin.


 
p.43

Toi au milieu de tes gestes, toi et ton visage d’estuaire différent.


Ta petite jupe en daim laissant voir tes deux genoux comme tes autres joues plus secrètes et attirantes et ton chemisier rose comme s’il était ouvert.


Toi, tes deux yeux verts, baignant dans ta propre lumière, ton regard avec un dessein posé sur moi,


toi, toute la lumière, toutes les fenêtres et le verre, et la terre, la vie entière soudain offerte et qui se déploie.