Michèle Finck

Texte paru dans la revue Arpa, N°122, février 2018

Connaissance par les larmes , Michèle Finck, éditions Arfuyen

            On est très impressionné quand on lit Connaissance par les larmes, cette grande entreprise d’équarrissage,  de voir son auteur, Michèle Finck,  aller droit au noyau, à l’os, par la voie empêchée des larmes. C’est sa voie, son choix, aller à l’absolu par la douleur ; parce que, telle est son intuition,  en remontant le lit asséché des larmes, on peut trouver la source toujours vive des larmes et donc la possibilité de pleurer autrement, d’une autre manière toute aussi pure, celle qu’elle appelle neiger. Il s’agit alors de passer par les mots, la musique qui les sous-tend, hachée par les sanglots, pour découvrir que les deux  reposent sur un silence plus grand qui les enveloppe, semblable à une lumière, avant-coureur peut-être d’une consolation, d’une compréhension, d’une forme insoupçonnable de vérité. Douleur lui est lumière, dit-elle de la vierge de Roger Van Der Weyden.

            Voilà la façon dont je reçois ce chant polyphonique (tant de poètes, de musiciens, de peintres, de réalisateurs, chacun avec sa voix ou son regard, le soutiennent)  ou cet appel qui est le sien.

            Au départ, est-une question : comment dire la douleur ?

            Seul diapason    dans la nuit  de la tête.

            Comment pouvoir la dire pour la faire dure, claire et partageable ? Parvenir à la dire, c’est déjà la constituer en chemin, c’est déjà commencer à la traverser. C’est se mettre en mouvement, s’arracher à sa paralysie, à son aveuglement, pointer la proue de la langue en direction d’autre chose qui est en elle mais qui la déborde ; qui est à l’origine de la douleur, qui peut-être s’identifie à elle mais qui est plus vaste qu’elle, et qui, de cette façon, la comprend aux deux sens du verbe : qui l’englobe et la rend transparente. Par conséquent, c’est ce qui se devine peu à peu, quelque chose d’autre que la douleur, mais qui passe par elle, comme cette mer, la vaste mer, sur laquelle on se laisse parfois flotter en faisant la planche, la mer des eaux premières qui ouvre sur le large, le ciel et la possibilité des rivages toutes lignes défaites.  C’est de là, nous dit Michèle Finck, que vient le rythme inaugural : le rythme qui crée et qui engendre, la pulsation première.

            Cela, vers quoi le poème fait route, c’est très exactement ce qui manque, ce qui essentiellement fait défaut autant que les larmes qui en sont la trace. Le manque est   la  brûlure  où se tenir debout. C’est ce qui rend nécessaire la parole sous forme de poème pour tenir debout dans l’absence, face à elle. Le poème prend la place des larmes comme chemin, sillon, sillage, progression rapide ou lente vers ce qui manque. Et ce qui manque est ce qui à la fois  comprend, console et oriente. Pas une idée, pas un concept ni même une image ou une figure. Une présence. La présence physique, le corps des  êtres contre lequel on s’est tenu ou qu’on a tenu contre le sien, le corps, la présence de ceux qu’on a aimés et qui ne sont plus, morts ou séparés, ôtés de notre vie. C’est elle, cette présence manquante que l’absence physique des êtres chers ou des larmes rend soudain visible, elle que  Michèle Finck approche, ne cesse d’approcher dans ses poèmes en forme de larmes et qu’elle voudrait appeler Dieu. Dieu, dont le nom est si proche de deuil, de dol, de douleur ou des yeux qui pleurent. Au bord de l’oeil qui pleure profondément, Dieu tremble toujours. Aller vers lui, vers le visage, mais indirectement, sans lui parler, en en parlant à la troisième personne, ou par le thème, en parlant de la prière mais sans prier, c’est aller à l’intérieur de soi, en descendant en soi, vers quelque chose à la fois de plus profond et de plus haut. Vers le phare de La Promenade au phare qui est évoqué dans A san Fruttuoso, aux Cinque Terre, aux poèmes avortés. Et c’est par les mots du poème qu’on avance, ou plutôt par l’espace entre les mots du poème, ce silence entre les mots, ces pauses, ces blancs dans le vers qui sont aussi bien les hoquets du sanglot coupant la voix que cette neige qui apparaît tout à la fin du livre, lumineuse et consolatrice, à la place des larmes – « on dirait beaucoup d’e muets dans un phrase » disait Bonnefoy. Il y a quelque chose d’étonnant, lorsqu’il neige et qu’on lève les yeux vers le ciel pour le regarder neiger, c’est que la neige, à la différence des larmes, ne tombe pas, non, elle monte, on dirait que les flocons, sans doute à cause de leur légèreté et de leur lenteur, s’élèvent ver le ciel. Ils ont des larmes, comme Michèle Finck nous le laisse deviner, le silence, la transparence et la lumière mais pas le sel, rien qui pèse. Ils sont des larmes devenues prières. Tout ceci est très beau et nous fait comprendre le principe de cette écriture « morse neige » qui est celle de  ce livre et des précédents : écriture télégraphique, coupée ou mordue par l’intensité aveuglante de la douleur qui fait taire ; suites d’appels ou de SOS lancés vers le haut et qui finissent par atteindre leur destinataire par le simple fait d’être lancés.

Poésie :   là   où

La           cathédrale

Intérieure

En   équilibre

          Sur

L’intervalle

Ne   pleure   plus

Mais

Soudain

Neige.

Ou encore :

 Neige   n’efface pas  la blessure

La   rend   plus lumineuse

            Alors que très souvent ces poèmes sont déchirés, tout proches du cri ou du sanglot, il y a pourtant une grande pudeur dans cette approche. C’est par la musique que la poète prie, elle la laisse, dans de  profonds poèmes, prier à sa place : Qui écoute s’agenouille aussi et essaie de prier. Ou, ce merveilleux vers : quand la voix joint les mains. Elle rejoint là des interrogations qui sont les miennes : écrire, écrire de la poésie, n’est-ce pas la manière qui serait la nôtre, aujourd’hui, dans ce temps  de crise du religieux,  de prier. Et la prière n’est-ce pas s’adresser directement à Dieu comme quand on aime ? Peut-on s’adresser directement à lui, sans le nommer, en lui disant « tu » comme on s’adresse à ceux qu’on aime ou qu’on a aimés ?  Comme ceux qui aiment sans rien attendre en retour ?  Je crois que oui, et c’est ce que j’aime faire, que je veux faire. Ce que d’autres font, à côté de nous, dans le silence de leur recherche et de leur écriture.

            Il y a dans ce livre des poèmes qui me bouleversent, sans doute ceux où Michèle Finck s’approche le plus précisément, le plus concrètement de l’expérience inaugurale de la douleur, de l’épreuve insurmontable de la séparation, comme « Vers le visage » ou « Les larmes d’Orphée », poème où  elle se rêve Orphée au féminin ( S’est enfin retournée Orphée pour laisser partir Eurydice ) etoù l’on peut entendre  la demande que chaque mourant formule à ses proches , silencieusement  parce qu’il ne peut le dire ouvertement, et qui les laissera interminablement coupables : « laisse moi mourir ». Me touchent aussi les deux poèmes où,  fixant mentalement une limite à la souffrance,  elle évoque la pensée du suicide, « Paix » et « Au salto ». Cette pensée y apparaît comme une manière de casser la nécessité, d’introduire du possible là où l’on suffoquait, et dans son sillage, la liberté, l’écriture, la pensée. Elle écrit, nous dit-elle, adossée au suicide. C’est ainsi qu’elle peut regarder la vie en face et la rechoisir librement, courageusement en essayant de dégager d’elle son noyau, son cristallin, son absolu accessible selon elle par la seule douleur. Elle écrit, dit-elle, comme on se suicide, c’est-à-dire à la fois en s’échappant, en se libérant et en appelant, en creusant éperdument l’espace de la réponse.

            J’ai pensé, en  la lisant, à Arthur Rimbaud et à son poème « Larmes », dans lequel il nous fait comprendre que c’est avec sa soif, son immense soif, que le poète produit le liquide qui seul peut le combler et le désaltérer au-delà de toute attente : sa propre larme qui est aussi son poème (« et dire que je n’ai pas eu souci de boire »).

            Ou à ces phrases de María Zambrano : La voix sous la parole issue des pleurs déjà est pure. Mais la voix de qui a renoncé à pleurer et sur qui est tombée de ses yeux ouverts, tellement ouverts, jusque dans son âme, une pluie venue non pas du ciel mais des yeux qui le regardent, cette voix est celle de la transparence. Il faudrait seulement remplacer pluie par neige.

Jean Marc Sourdillon

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