Maria Zambrano


Et de cela, de ce qui naît, on ne peut rendre compte

La voix de l’exilée. Article paru dans la revue Nunc, n°41, février 2017

La voix sous la parole issue des pleurs déjà est pure. Mais la voix de qui a renoncé à pleurer et sur qui est tombée de ses yeux ouverts, tellement ouverts, jusque dans son âme, une pluie venue non pas du ciel mais des yeux qui le regardent, cette voix est celle de la transparence.[1]

         Aujourd’hui que tant d’étrangers traversent nos frontières et affluent dans nos pays, il serait peut-être opportun de se souvenir que derrière chaque réfugié se cache un exilé, et que derrière chaque situation, chaque histoire naît ou peut naître une voix porteuse pour nous, non pas d’une accusation comme on pourrait s’y attendre ou d’une revendication qui serait légitime, mais d’une révélation, et d’une révélation qui nous concerne. C’est ce que du milieu de son exil María Zambrano entendait faire admettre à ceux qui étaient restés en Espagne en demandant pour elle et pour ses semblables qu’on leur donne la voix et la parole puisque c’est tout ce qu’ils apportaient avec eux dans leur bagage, leur seule richesse et leur seul droit, mais surtout le seul bien qu’ils étaient en mesure de pouvoir donner.

Le seul bien que l’exilé conserve entre ses mains, alors qu’il regarde le ciel sans l’interroger et sans pleurer, ce doit être cela : qu’on lui donne la voix et la parole. Il ne demande rien d’autre, seulement qu’on le laisse donner, donner ce qu’il n’a jamais perdu et qu’il a peu à peu gagné : la liberté qu’il porte avec lui et la vérité qu’il a progressivement gagnée dans cette sorte de vie posthume qui lui a été laissée.[2]

Le savoir d’expérience.

          C’est l’une des préoccupations majeures de María Zambrano dans son travail philosophique que de tenter de fonder et de constituer ce qu’elle appelle le « savoir d’expérience » qu’elle oppose à cette autre forme du savoir qu’on appelle « la connaissance ». La connaissance est acquise, elle est le fruit d’une méthode et elle s’établit elle-même. Elle possède un aspect plus intellectuel que l’expérience et elle peut être transmise. Le savoir, en revanche, s’acquiert sans effort, il est donné ou reçu plutôt que conquis. Donné par la vie, les expériences vitales, les épreuves ou les grandes joies qu’il nous faut traverser. Dans ces expériences extrêmes, on perd son contour, sa définition et l’on en sort transformé : autre, tout en étant encore soi-même, peut-être même plus encore soi-même qu’on ne l’était auparavant.  Autrement dit, cette forme d’apprentissage qui caractérise le savoir d’expérience est une initiation.

         Le savoir, le savoir propre aux choses de la vie, est le fruit de longues souffrances, d’une longue observation qui un jour se résume en un instant de lucide vision qui trouve quelquefois sa formule adéquate. Il est aussi le fruit qui apparaît au terme d’un événement extrême, après un fait absolu, comme la mort de quelqu’un, la maladie, la perte d’un amour ou le déracinement de l’exil forcé. Il peut aussi éclore et ne devrait jamais cesser de naître de la joie et de la félicité. Elle ajoute que l’on trouve rarement une parole qui leur soit adéquate, et si l’on en trouve une c’est par la voie indirecte de l’art et de la poésie[3].

         La longue épreuve de l’exil produit un savoir de cette sorte, un savoir d’expérience. C’est pourquoi les textes qui le recueillent se présentent généralement sous la forme d’une sorte de grand poème en prose déployant une vision. Il faut à l’exilé inventer un langage approprié, à la fois musical et métaphorique, s’il veut essayer de partager une expérience qui s’est manifestée avec l’évidence et l’intensité d’une révélation.

         María Zambrano s’est interrogée sur le statut de la révélation dans notre culture. Comme souvent, elle reprend un grand mot laissé plus ou moins en déshérence dans notre vocabulaire (comme elle le fait avec le mot âme, ou le mot espérance…) pour en redéfinir à sa manière le sens. Le mot « révélation »,  selon elle, a été confisqué par le religieux et toutes les expériences qui s’en approchent ont été disséquées par les sciences humaines. Heureusement, il reste les autres cultures pour nous signaler qu’il est des expériences de révélation qui n’entrent ni dans l’espace réservé du religieux ni sous la lumière des sciences humaines. La question de la révélation, dit-elle, est mal posée, parce qu’elle l’est du point de vue de la connaissance et non du point de vue de l’expérience, qui est celui du sujet, de l’individu vivant, en train de vivre.

         La révélation est, dit-elle, une vision offerte par les circonstances au sujet qui les vit, un don que la vie se fait à elle-même par l’intermédiaire d’un sujet. C’est la vision qui se donne à l’être. Mais si elle se donne, c’est progressivement et en se frayant elle-même un chemin à travers l’expérience de cet être singulier, notamment par le biais de sa souffrance. L’expérience se fait à partir d’un être, celui qu’est l’homme,  celui que je suis moi, que je continue à être en vertu du fait que je vois et que je souffre, et non que je raisonne et que je pense[4]. L’individu se heurte affectivement, parfois physiquement à la réalité qui pénètre en lui, dans sa peau, dans sa chair, dans sa vie, dans les liens avec les siens, pour s’y faire une place, un peu comme si elle ouvrait intentionnellement en lui des blessures pour qu’il puisse la voir. Elle se crée, en quelque sorte, par la force, les yeux  qui seraient capables de la voir. Et si l’on veut essayer de retranscrire cette expérience, cela suppose que l’on sorte du cadre de l’explication rationnelle et que l’on ait recours soit aux récits ancestraux des mythes soit à la parole musicale de la poésie et de l’imagination créatrice (cette faculté de produire des images justes de ce qu’on vit). L’approche ne peut en être, autrement dit, que phénoménologique ou poétique.

La révélation de l’exil

         Le savoir qu’un être humain a de lui-même, nous dit María Zambrano, provient du négatif, de ce qu’il sent lui manquer.  L’exil est une expérience radicale du manque et dans ce manque va se révéler justement ce qui fait défaut et qui est nécessaire pour être, pour vivre en tant qu’être humain.

         Le sentiment de l’exil ne s’éprouve pas tout de suite. L’exilé a d’abord le sentiment d’avoir été expulsé, lorsqu’il a encore les yeux rivés sur ce qu’il a quitté, le lieu, la vie qu’il y menait, les êtres avec qui il vivait. Vient ensuite, après la nostalgie, le moment où il se retourne sur la situation présente et l’avenir immédiat. Ce qui domine alors, par quoi commence vraiment l’exil, c’est le sentiment de l’abandon. Le sentiment que plus rien ne le soutient ou ne le protège. Ce moment est vécu par lui comme une situation sans issue. Et le propre d’une situation sans issue, selon María Zambrano, c’est qu’on voudrait y mourir, parce qu’on ne peut pas y vivre, qu’elle est simplement invivable ; mais, là est l’insoutenable, on ne peut pas y mourir non plus parce qu’il y a en nous un désir, une exigence contraires qui nous poussent à être, qui réclament l’être : si, avec l’exil, notre identité s’est perdue, notre singularité, elle, veut être sauvée et elle le crie en nous. Cette hésitation, ce tiraillement proprement tragiques entre ce désir et cette impossibilité de mourir, María Zambrano leur a donné un nom : l’agonie, ou, plus rigoureusement, « l’agonie de survivre ». Agoniser, c’est ne pouvoir mourir à cause de l’espoir. Non personne ne nous repousse depuis la mort, personne ne nous lance à nouveau dans la vie si ce n’est l’espoir caché. L’espoir qui jaillit désespérément devant chaque souffrance insupportable. Plus insupportable est la souffrance, plus profond renaît l’espoir. Peut-être est-ce la raison pour laquelle nous devons souffrir : pour que l’espoir se révèle dans toute sa profondeur.[5]  Tel est le don que l’exil fait à l’exilé : la révélation de l’espérance comme dimension essentielle de la réalité humaine, la substance de notre vie, son fond ultime[6]. L’espérance, oui , mais à entendre d’une certaine manière qu’il reste à préciser

         L’exilé, à ce stade de son exil ne sait plus qui il est, il a perdu sa définition. En revanche, à la manière d’un miroir, il révèle à ceux qui l’entourent et qui ne sont pas, comme lui, des exilés, ces autochtones chez qui il séjourne, une vision d’eux-mêmes qu’ils ignoraient. C’est l’une des fonctions de l’étranger de nous révéler à nous-mêmes notre vérité cachée (« L’étrange Je » disait Edmond Jabès).  Et cette vision que révèle l’exilé à ceux qui l’approchent est celle de l’existence humaine dégainée, dans sa nudité la plus totale, semblable, en quelque sorte à celle qui se découvre à Job : le dénuement absolu, l’absence de lieu, de foyer, de cité, de sens, l’errance, la dispersion, l’absence de tout ce qui pourrait constituer un contour ou une définition, une identité.

         La seconde blessure infligée au nouvel exilé, celle par laquelle la réalité de l’expérience commence à lui entrer dans le corps, est une blessure temporelle. De même qu’il est exclu de la vie de la cité qui donne contour, figure et identité, il est exclu du temps. Le retour au passé lui est interdit, ou alors sous la forme de bouffées de nostalgie dévastatrices ; l’accès au présent en tant qu’il ouvre sur un avenir immédiat lui est également interdit puisque sa situation est toujours précaire. Ne lui reste plus que ce que María Zambrano appelle « le futur » en le distinguant de l’avenir. L’avenir est l’une des dimensions du présent, un présent d’imminence, le temps du prévisible (l’avenir est le lendemain prévisible, ce que l’on prévoit comme présent d’une certaine façon ; il participe à l’assurance que la conscience introduit en tout ce qu’elle fait entrer en elle). Le futur, lui, est le temps de l’inconnu et  de l’espérance, un espace vide, infigurable (le futur est l’inconnu comme tel, le règne de l’espoir illimité…)[7]. L’exil ouvre ainsi en même temps une blessure dans l’identité et dans le temps par où s’offre une vision – celle d’un autre temps, d’une autre histoire encore sans figure mais où se révèlent les premiers mouvements de l’espérance.

         Cependant l’exil poursuit son travail de sape ou de déconstruction : il réduit l’être à l’essentiel. Faute de détermination (sociale, politique, culturelle, géographique) l’apatride devient personne, rien. Et il lui faut accepter de n’être rien ni personne, de couler au fond de la situation, de perdre sa définition individuelle, pour traverser en quelques sortes toutes les déterminations, et se retrouver tout à coup au dessus d’elles et de ce qui les fonde. Du plus bas où il se sentait couler, le voici désormais  au plus haut, placé au-dessus de l’histoire et de ses configurations. (María Zambrano, dans Les Clairières du bois recourt à l’image de la « méduse » pour décrire cette situation : un être constitué simplement d’un système nerveux, avec de longs filaments sensibles qu’il laisse traîner et qui se laisse dériver au gré des eaux, traversant les époques, les pays, les cultures etc… Ou encore au symbole de l’algue dans un de ses poèmes, « une algue dans la lenteur du courant »).

         C’est alors que prend corps la vision : l’exilé découvre devant lui un immense désert, un désert de faits, une extériorité pure où il ne peut se loger : pas de creux, pas de place pour un  nid dans cette étendue désolée ; où qu’il se trouve il est toujours dehors, condamné à errer. Il ne faudrait pas qu’il s’imagine non plus pouvoir s’échapper par ses rêves, il n’y a pas de vie à rêver dans cet espace-là, de projets à construire, de sens à dégager ; ils paraissent immédiatement inconsistants, pareils à des mirages. La seule chose à faire consiste à regarder sans ciller, lucidement, ce désert, cette immensité sèche qui vous refuse pour l’accueillir en soi et pouvoir l’accepter ou s’y abandonner.

         Pour rester fidèle à cette condition qui lui est faite par sa vie, à ce désert qui est devenu son lot,  s’il ne veut pas trahir sa vie, l’exilé doit refuser de s’attacher aux différentes terres qui l’accueillent dans son exil. Toujours il lui faut repartir sans autre justification que celle de ne pas vouloir trouver une autre patrie que celle qui est devenue un manque, un trou béant dans son existence. Même le souvenir de sa patrie natale et la possibilité d’un retour, il les lui faut oublier C’est ainsi que María Zambrano quittera successivement le Mexique, Cuba, l’Italie et le Jura. C’est son côté Ulysse. Mais Ulysse est l’homme du nostos, du retour. Voilà pourquoi l’image qu’elle suggère est plutôt celle de Tristan sur sa barque sans voile ni rame, qui se laisse dériver au gré des flots. Seul dans sa barque, il est l’image de sa solitude, sans direction, bercé par les vagues, avec l’immensité de l’espace sous lui, autour de lui, seulement éveillé par l’amour et, de cette façon, infiniment libre.

         Cette condition fait de l’exilé un être  absolument vulnérable, mais de cette vulnérabilité particulière qu’a si bien décrite Levinas : un consentement insupportable et dur qui anime la passivité. Seul et sans abri, désarmé, sans écorce protectrice, sans statut social, il est offert aux agressions du monde, et aux vides, aux défaillances de la vie. Il fait l’expérience de la douleur et du néant. Il tombe sans cesse dans des trous, il n’est plus protégé ni soutenu par rien. Moment de souffrance et de crises nihilistes : c’est là qu’il apprend à porter le désert en lui-même.  Ce qui fait défaut dans ces moments là,  et ce dont la réalité apparaît cruellement dans le manque, ce sont les médiateurs : tous ces éléments dans la vie ordinaire, qu’on ne voit pas, mais qui sans cesse nous rappellent qu’il y a un sol, un fondement, une origine, une protection ou une bienveillance quelque part.

         Dans un pareil moment de désarroi surgit ce que María Zambrano appelle la tentation de l’existence. La voie choisie par son mari, par exemple, devenu homme d’affaire au Mexique. C’est le choix qu’il convient de faire entre la naissance et l’existence, la décision inaugurale qui engage le cours d’une vie. S’éveiller en naissant ou en existant, tel est le choix qui s’offre initialement à l’être humain[8]. Ou bien l’on poursuit sur la voie offerte par la vie et que l’on a acceptée, on s’abandonne à l’abandon ; ou alors, face au néant et à l’immensité du désert de l’exil, on décide de se définir soi-même comme origine, de recevoir de soi-même son être et sa définition, de construire son existence et de concevoir son moi. Tel est le choix fondamental entre naître et exister, que María Zambrano a si bien défini dans Philosophie et poésie à partir de sa lecture du Concept de l’angoisse de Kierkegaard : soit l’on accepte de se laisser concevoir selon la ligne parfois zigzagante de sa vie, de naître au long du temps en considérant que cette vie est reçue et qu’il faut en extraire soi-même sa liberté, soit  on se considère comme une origine, et l’on façonne sa vie comme on l’entend selon un modèle que l’on s’est choisi, on la conçoit ou la crée à partir d’une décision et dans l’action. Dans ce dernier cas, tout ce qu’on rencontre sur son chemin ou bien rentre dans le projet de son existence, ou bien se heurte au désir de puissance  et devient alors obstacle ou instrument, adjuvant ou adversaire. Le désert se peuple de l’ombre immense du moi qui se constitue, hanté par le désir de posséder, de coloniser et d’étendre son pouvoir. Dans un pareil désert, il n’y a que soi, dit María Zambrano, pas de place pour quelque autre que ce fût. Et soi n’est qu’un mirage sans réalité.

         L’autre alternative, celle de l’abandon à l’abandon, est la première étape d’une naissance.  Dépossédé de toute prétention à exister, l’exilé ne fait que commencer à être. Ou, plus exactement à naître.  L’exilé est ici comme s’il naissait, sans autre justification ultime ou métaphysique que celle-ci : il lui faut naître en tant qu’être rejeté par la mort, en tant que survivant ; et il se sent presque totalement innocent – quelle autre solution a-t-il, sinon de naître ?[9] Ce qu’il découvre alors, c’est une très étrange, très inattendue confiance, sur laquelle il peut désormais reposer et se laisser aller. Une chaleur qui l’accompagne, quelque chose qui le soutient et sur quoi il flotte. La première manifestation sensible du souffle de l’espérance que d’abord il ne comprend pas, mais qui fait de lui un être à l’état naissant.

         Comment vivre alors l’événement de cette naissance ?

         Il faut d’abord, enfermer au-dedans de soi le désert, c’est-à-dire accueillir sans la fuir ou la redouter la pensée du néant. C’est d’elle, du négatif que surgiront les figures de soi dessinées par l’espérance. En français comme en espagnol, naître, en jouant sur les mots (ne-être, na- ser), c’est sortir l’être du négatif, entendre l’appel à être depuis le non-être. Il faut ensuite accueillir des îles telles qu’elles se proposent dans la pérégrination de l’exilé, îles en mer, Cuba, Porto Rico ou îles en terre, l’appartement de Rome ou la petite maison de La Pièce, dans le Jura. Elles seront des fragments de l’utopie, des morceaux de la patrie espérée. Recueillir également ces signes, ces micro-événements  par quoi se signale  imperceptiblement  cette patrie, non pas celle dont on a été autrefois expulsé, avec un nom et un emplacement sur une carte, mais celle qui, tout ensemble bien réelle et métaphysique, s’entraperçoit dans leur prolongement. En eux, quelque chose est en train de naître, d’essentiel et qui nous appelle : le galet écarté qui brille un peu, l’arbre tombé qui s’obstine à verdir… Mais même ces signes, ces appels il faudra y renoncer, ne plus les percevoir pour demeurer dans le vide absolu où se résorbe le manque. C’est alors ailleurs, dans la langue, peut-être le castillan, sans doute plutôt le María Zambrano, dans une vision devenue poème que peut surgir la véritable patrie toujours naissante et disparaissante qui appelle toujours plus loin pour qu’on s’oriente vers elle. C’est alors, oui, dans ce vide où une langue se met à chanter, qu’on sentira, venu des lointains ou de l’intérieur du cœur, ce souffle avant-coureur de la parole, qui nous soutient et nous propulse et que María Zambrano dans une si belle formule appelle l’inspiration continue.

         A présent peuvent être  réunis les éléments de la révélation, cette vision qui se donne à l’exilé au travers de tant d’épreuves et qui lui a fait passer, sans qu’il l’ait voulu, seulement en consentant à la proposition que lui faisait sa vie, par toutes les étapes, toutes les transformations de l’ascèse des grands mystiques. Cette révélation est une vision de la vie, à opposer à ce que María Zambrano appelle l’histoire apocryphe, celle que l’on impose par la force et qui, si elle dure, ne laisse rien de durable parce qu’en elle il n’y a rien de vrai, rien d’authentique qui ait été vécu. La vie, la vraie, celle dont la philosophie ou la poésie recueille l’histoire, est discontinue, elle est faite d’une suite de morts et de renaissances. Quelqu’un ou quelque chose d’humain surgit dans le temps, selon le mouvement de sa naissance, y accomplit sa naissance et disparaît et si sa naissance est empêchée par un acte violent, elle continuera souterrainement et resurgira ailleurs, plus tard, pour s’accomplir. C’est ce que dans l’un de ses plus beaux livres María Zambrano appelle l’aurore, la nature aurorale de la vie ou de la pensée qui l’accompagne.

         Une telle révélation, à la fois concrète et métaphysique, apporte avec elle une conception singulière ou une redéfinition de la notion d’espérance dans l’ouverture créée dans l’être par l’exil.

         Il y a une espérance qui n’attend rien, qui s’alimente de sa propre incertitude : l’espérance créatrice ; celle qui extrait du vide, de l’adversité, de l’opposition sa propre force sans pour autant s’opposer à rien, sans s’enrôler dans aucune sorte de guerre. Elle est l’espérance qui crée, suspendue au-dessus de la réalité sans l’ignorer, celle qui fait surgir la réalité non encore réalisée, la parole non dite : l’espérance révélatrice.[10]

         C’est à cet invisible et cet invérifiable qui nous font naître que la lumière fugitive et non focale de l’aube juste avant l’aurore prête son image blanche, bouleversante.

L’exil de María Zambrano

         Voilà pourquoi, tous les jours de son long exil, chaque matin María Zambrano s’est levée avant tout le monde pour assister aux levers de l’aurore et poursuivre ainsi sur le chemin de la naissance, en s’orientant, à l’intérieur.

         Contrainte de quitter l’Espagne en janvier 1939 avec des milliers d’autres en raison de son engagement politique aux côtés de la République, elle a vécu d’île en île, seule ou avec sa sœur Araceli, au Mexique, à Moralia, à Cuba et à Porto Rico, à Paris, à Rome, dans le Jura français à La Pièce et  Ferney-Voltaire puis à Genève avant de rentrer en Espagne en 1984 après quarante cinq années d’expatriation. Elle a longtemps hésité avant de se décider à prendre le chemin du retour tant elle identifiait désormais l’exil avec sa vie ou son histoire. Pour accepter son exil, au tout début, en même temps que la mort de ses parents, il lui avait fallu faire le terrible effort d’admettre sans ciller le « fracaso », de faire le deuil de ses espérances et de toutes celles de sa génération. Il lui avait fallu accepter également l’idée de ne jamais rentrer, de perdre définitivement ce qu’elle avait aimé et ce qu’elle avait été. L’exil aura été pour elle une longue, une interminable chute en arc de cercle, selon la courbure du monde, dans l’espace sans limite et sans repère où il n’y a plus que la lumière. C’est là, condamnée à survivre, ou plutôt à agoniser sans pouvoir mourir, qu’il lui a fallu s’abandonner et aimer, choisir de naître, de naître à nouveau ou de poursuivre sa naissance au long du temps si elle ne voulait pas faire le choix contraire d’une vie inauthentique fondée toute entière sur l’attente du retour ou le mirage de l’existence autonome. Dans tout ce vide, elle n’a été retenue que par son attention à la beauté du monde, l’exercice de la pensée, la pratique de l’écriture et surtout l’amitié. Pour décrire cet espace où il lui semblait dériver et couler à pic, elle s’est souvenue des images du désert mexicain et des paysages marins de ses longues traversées entre l’Europe et l’Amérique.  Elle a ramené de cette lente chute ce savoir d’expérience qu’elle nous offre dans sa voix et par sa parole, le savoir de l’exilée. De quoi se compose-t-il ? Tout d’abord d’une définition de l’espérance, on l’a vu, et, dans son sillage, d’une conception de la réalité humaine : l’être humain est celui qui, parce qu’il espère, souffre sans cesse sa propre transcendance. Puis, offerte par l’action créatrice de cette même espérance, une vision très nette de sa « patrie inconnue », quelques îles posées sur la lumière davantage que sur l’eau, dont Cuba où elle a reconnu quelque chose d’avant sa naissance, une sorte de point de départ ou d’origine, « un nu palpiter dans l’obscurité », « une patrie prénatale » qui l’orientait dans la bonne direction à l’instant de naître. Si la patrie de la naissance nous apporte le destin, la loi immuable de la vie personnelle  qui sans répit doit s’accomplir – tout ce qui est norme, validité, histoire -, la patrie prénatale est la poésie vivante, le fondement poétique de la vie, le secret de notre être terrestre. C’est ainsi que j’ai  ressenti Cuba, d’une manière poétique, non pas comme qualité mais comme substance. Cuba : substance poétique désormais visible. Cuba : mon secret[11]. Et enfin, troisième don de l’exil, parmi d’autres, la découverte qu’elle fit d’une figure d’elle-même. Si elle a toujours pensé que sa sœur, Araceli, appartenait à la lignée d’Antigone, des emmurées de l’histoire, elle découvre à son retour d’exil qu’elle appartient, elle, à une autre lignée moins visible et moins noble, la lignée de l’agneau. L’agneau, l’animal vulnérable par excellence et destiné au sacrifice mais doté à la fois d’une incroyable blancheur, une blancheur un peu sale passée par la vie et par l’histoire, et d’un souffle par où filtrent cet invisible qui nous anime et la parole qui nous le donne –  peut-être l’accomplissement d’Antigone. Elle raconte dans un texte magnifique que lorsqu’elle avait traversé la frontière française, en janvier 1939, sans l’espoir de revenir, un homme marchait devant elle, qui portait un agneau sur ses épaules. L’animal la regardait et elle pouvait sentir son souffle sur son visage. A son retour à Madrid en 1984, elle a constaté cela de surprenant : tout habillée de blanc comme elle en avait l’habitude depuis la mort de sa soeur, vacillant sur le tarmac de l’aéroport au milieu des officiels et des photographes, elle était devenue ce qu’elle était et qu’elle n’avait jamais cessé d’être en naissant,  elle était devenue l’agneau qui la précédait. Comme une pensée l’exil l’avait transformée, l’avait fait naître au long du temps. Elle était devenue l’agneau et aussi l’homme qui le portait, qui l’emportait vers les lointains où l’agneau donne son souffle à l’univers. Celui-là même qu’elle n’avait cessé d’apercevoir d’aube en aube dans son exil, à l’horizon, sur la mer, à Cuba,  sur les sentiers montagneux près de La Pièce, ou au centre des clairières, de toutes les clairières de sa vie. Ainsi, les longues années d’exil m’ont servi sans que je ne me le propose, puisque me le proposer aurait été une allégorie ou une caricature, ou simplement un délire de maniaque, à m’assimiler progressivement à l’agneau et à ce regard indicible, à ce regard que je n’essaierai pas de traduire en mots, à cette haleine de l’agneau, une haleine que j’ai ressentie comme la vie, comme la vie de quelqu’un qui sait qu’il est destiné à mourir et qui l’accepte. De quelqu’un qui transcende la mort elle-même[12].


[1] « Carta sobre el exilio », Cuadernos del Congreso por la Libertad de la Cultura, n°49, junio de 1961, Paris, p.67

[2] « Carta sobre el exilio », p.70

[3] Notes pour une méthode, édition des femmes, Paris, 2005, trad. Marie Laffranque, p.119-120

[4] María Zambrano, « L’exilé », L’Inspiration continue, Editions Jérôme Millon, 2006, trad. Jean-Marc Sourdillon et Jean-Maurice Teurlay, p.62. Texte tiré de Los Bienaventurados, Ediciones Sirueal, Madrid 1990.

[5]María Zambrano,  Délire et destin, édition des femmes, Paris, 1997, trad. Nelly Lhermillier, p.262

[6] María Zambrano, Hacia un saber sobre el alma,Alianza Literaria, Madrid, 1987,  p.111-112

[7]María Zambrano,  Le temps et le divin, Editions José Corti, 2006,  trad. Jacques Ancet, p.318

[8] María Zambrano, Les Clairières du bois, Editions de l’éclat,1989,  trad .Marie Laffranque, p.24

[9]  « Carta sobre el exilio », Cuadernos del Congreso por la Libertad de la Cultura, n°49, junio de 1961, Paris, p.66

[10] María Zambrano, « Les racines de l’espérance », L’Inspiration continue, Editions Jérôme Millon, 2006, trad. Jean-Marc Sourdillon et Jean-Maurice Teurlay, p.90. Texte tiré de Los Bienaventurados, Ediciones Sirueal, Madrid 1990.

[11] María Zambrano, « La Cuba secreta », in, La Cuba secreta, Ediciones Endymion, Madrid 1996, p.107

[12] María Zambrano, « Le savoir d’expérience », Revue Conférence, n°25, automne 2007, trad. Jean-Marc Sourdillon et Jean-Maurice Teurlay, p.628




%d blogueurs aiment cette page :