Revue Europe
Jean Marc Sourdillon, L’unique réponse, Gallimard, 2020, 14 euros
L’unique réponse : livre admirable, qui lave de tout ce qui n’est pas essentiel, comme une eau claire, limpide, transparente. La poésie moderne gravite si souvent autour de la mort qu’on lui est infiniment reconnaissante de graviter ici, enfin, autour de la naissance. Jamais encore un poète ne s’était approché si près de l’acte de « naître ».
L’eau est celle des « commencements », du poète commenceur. Le livre est tout entier tendu vers un « mystère », un « secret » : celui de « l’imminence », de la « déhiscence », qui « s’entrouvre » peu à peu sur « ce qui cherche à naître, / à naître encore et encore ». La beauté du livre, c’est que l’acte de « naître » n’est jamais figé, il ne fait que « commencer », il est toujours en devenir : il est un « élan », une « poussée », une « lancée », portés par des verbes inchoatifs à leur maximum d’intensité. Certes, la « douleur », la « fêlure », la « blessure », la « mort » sont accueillies aussi dans le livre ; mais elles sont soulevées par quelque chose qui les dépasse et qui est infléchi vers la « naissance ». « L’unique réponse », cette énigme, est-ce alors cela : la tension de tout l’être vers la « naissance », toujours en avant de nous, « la naissance inachevée » ?
Encore faut-il, pour donner une chance à l’avènement de cette « naissance », que « l’unique réponse » vienne de l’autre : « On ne le peut pas seul, c’est certain / (…) / Mais à deux ? » Ou, plus en profondeur encore, peut-être que l’« unique réponse » est l’autre lui-même, ce « visage en face de toi », grâce à qui « naître » : « On naît on aime on écrit/ parce qu’il y a un toi en face de soi/ qui nous éclaire qui nous appelle » ?
L’autre, c’est d’abord la femme aimée, qui « rayonne » dans la lumière tremblée de ses gestes, de ses « tressaillements », de son sommeil (« tes mains, la nuit, quand tu dors, posées auprès de moi dans le noir, //tes mains allumées sur l’oreiller »). Mais l’autre, porté à incandescence par le pronom « toi », s’élargit peu à peu : L’autre, c’est aussi un « couple d’adolescents », à la « gare Saint-Lazare », totalement donnés l’un à l’autre comme s’ils disaient « je suis là, je suis complètement là (…) Pour toi » ; ou une « passagère » « dans le métro » qui porte serré contre elle un enfant si étroitement blotti qu’ils semblent ne faire qu’« un seul corps abandonné et suffisant » ; ou, dans une maternité, une femme inconnue qui accouche et dont « le cri » est recueilli par le poète aux tréfonds de lui-même (« Je viens de là, de ce cri, la parole quand j’écris, la parole de la poésie, vient de là, elle aussi, de ce cri, et rien d’autre »). Mais l’autre, n’est-ce pas peut-être aussi celui dont le nom est tu mais vers lequel le livre semble parfois tendre par un acte proche de la poésie, « la prière » : « comme si la prière était simplement une façon de tourner la phrase ou de la retourner pour qu’elle donne toute sa lumière » ? Si l’une des clés du livre, c’est l’attention vitale à l’autre, une clé de plus affleure dans l’attention aux choses, signe que, s’il y a une transcendance, elle s’accomplit aussi dans l’immanence des choses les plus simples – chant d’un oiseau (« milan » ou « merle »), « dos scintillant de la rivière », plant de légumes « au pied des tours de la Défense », « passerelle » qui est une image de la poésie elle-même : « Qu’est-ce qu’un vers ? Une passerelle. L’une de ces légères passerelles que le pas efface à mesure qu’il les révèle. Et la poésie ? Une suite de lancers de passerelles. »
Le miracle de ce livre, composé en cinq mouvements d’un doigté léger, c’est que l’écriture elle-même est accordée en profondeur à cette « naissance » qu’elle essaie de suggérer. Ecriture mouvante, fluide et translucide comme une eau courante, qui s’invente entre le vers, le verset et la prose. Que fait l’écriture ici ? On voudrait risquer ces mots : elle « sourd » de chaque poème. La poésie, c’est donner à écouter la « naissance » « sourdre » des mots, des intervalles entre les mots, des souffles et des silences infinitésimaux. Car ce livre est d’abord une « écoute », consubstantielle à « l’unique réponse », dès l ’exergue luminescente empruntée à Maria Zambrano, que Jean Marc Sourdillon a traduite et qui irradie dans tout le livre : « …Il cherche une écoute ; il voudrait entendre et qu’on l’entende sans s’en rendre compte, indistinctement. Et que son appel se perde dans l’immensité de l’unique réponse ». « L’écoute » est la nervure centrale du recueil, qui est aussi « musique », à laquelle tout un poème est dédié (« elle était là avant toi. Depuis toujours elle te précède comme ta naissance inachevée »). Le verbe « sourdre » apparaît lui-même : « de la vie obstinément sourd » dit le deuxième poème de la section « La passerelle du val d’or » ; et plus loin, justement dans le poème « L’unique réponse », l’adverbe « sourdement » affleure (« comme si sourdement je lui répondais »). On l’aura deviné : c’est de toute la force délicate du nom propre Sourdillon que l’écriture « sourdement» travaille les poèmes, et laisse « sourdre » l’expérience de la « naissance » entre les lignes jusqu’au plus profond du lecteur. Car la lecture elle-même est ici une « naissance ».
Même si Jean Marc Sourdillon est surtout un lecteur de Philippe Jaccottet, sur lequel il a écrit, c’est à Yves Bonnefoy que l’on pense ici, lui qui dans l’exergue shakespearienne de Pierre écrite désignait le chemin : « Thou mettest with things dying ; I with things new born » (Le Conte d’hiver). Jean Marc Sourdillon porte au plus haut cet élan vers les « things newborn » : « Des mots qui naissent des mots, / des phrases qui conduisent vers d’autres / et qui conduisent vers ce qui n’est / ni paroles ni phrases / mais ne cesse de naître / du milieu d’elles, / la naissance elle-même / au bout du poème » (« La poésie »).
Michèle Finck