La confession, genre littéraire


Circonstances

1941. María Zambrano est à Cuba, en exil depuis 1940.

         De là, de son île, elle observe au loin le continent européen qui a sombré comme une Atlantide. Sorte de Titanic ou de « ville-lumière » tout entière engloutie. A bord de ce navire en perdition, il y a sa mère, sa soeur, son beau-frère, ses amis et il y a toutes ses espérances  : l’Espagne républicaine qu’elle avait appelée de ses voeux et à la réalisation de laquelle elle avait consacré toutes ses forces, toute son énergie au point d’en tomber malade.

         Dans un texte qu’elle écrit à Cuba, dans ces années-là (1942-43), elle laisse entendre que la cause de cet affrontement, c’est l’excès de confiance placée  par la civilisation occidentale dans la Raison, les Lumières, – la clarté structurée de l’intelligence.

         Mais, dit-elle aussi, cette obscurité, ce silence radio qui recouvre le contient englouti ne sont qu’apparents. En réalité, c’est le retour au temps des catacombes.

         Il existe, pour María Zambrano, une autre forme de raison, que la raison pure ou la raison instrumentale. Une raison obscure, fragile, palpitante, raison vivante ou proche de la vie, qui permet la connaissance de la vie par elle-même, et dont le souffle est l’espérance. (La vie éclairée non pas à partir de l’être, mais à partir d’elle-même). Cette raison est à retrouver dans l’intériorité de chacun. Elle apparaît prioritairement dans les situations de confusion ou de crise, parfois de détresse parce que ces situations appellent à penser. Elle agit à la manière d’une flamme vacillante à l’intérieur du coeur ; c’est pourquoi on ne la voit pas mais qu’on peut la pressentir si l’on est soi-même animé de la même flamme. Ainsi, dans ce « temps du mépris », comme l’ont dit chacun en leur temps, Tertullien et Malraux, chacun peut se transformer lui-même, son intériorité ou son coeur, en catacombe s’il prend sur lui d’accueillir et d’entretenir cette flamme ou cette palpitation de la raison poétique.

         C’est elle qu’il s’agit de rejoindre, elle qu’il s’agit d’atteindre par la parole ou l’écriture dans le récit confessionnel. Et, c’est avec chacun de ces individus que, par le pressentiment, on peut se sentir relié, en dépit de la distance et de l’obscurité, pour peu que l’on accepte d’opérer sur soi ce travail de désenfouissement de l’espérance en quoi consiste l’écriture confessionnelle.

         Chacun devrait, au coeur de l’échec, rentrer en lui-même, dans la loge du coeur, et, selon la ligne de son désespoir consentir à descendre au plus profond de l’échec – dans la défaite ou le malheur – « au fond et sans abri » pour y trouver ce que María Zambrano appelle « les racines de l’espérance », cette petite flamme qui palpite dans les situations sans issues, qu’on ne voit que là parce qu’elles la révèlent, et qui les éclaire,  leur donne du sens. Au fond et sans abri [ … ] dans la défaite dans mélange. A partir de là on ne saurait plus qu’être heureusement, comme une secrète douceur. (« Secrète douceur », la formule est de Miguel de Molinos) Les Clairières du bois. P. 61.

         A cela, il faut ajouter que cette tâche ne peut se réaliser sans l’aide de la parole. L’espérance est un appel qui souffle au fond du coeur, que d’ordinaire on n’entend pas mais que les situations de détresse révèlent. Cet appel, nous dit María Zambrano, est enveloppé de silence et a besoin de la voix et de la parole pour se faire entendre. Un être qui ne donne pas voix ou forme à cet appel, qui refoule le désir espérant, se transforme en tombeau, et souffre d’asphyxie ou de névroses aux conséquences au moins aussi terribles que celles que Freud a découverts. Le refoulement fait d’eux des morts-vivants et parfois c’est tout une civilisation qui travaille à ce sentiment, comme cherche à nous le dire María Zambrano. La confession travaille à délivrer la parole de l’espérance à l’intérieur du coeur : L’espérance allumée comme un feu et comme une lampe dans le coeur fait de lui le centre où l’entendement et la sensibilité communiquent ; c’est le centre où s’effectue cette opération vitale si indispensable qui est la fusion des désirs et des sentiments, où les désirs se purifient et les sentiments s’affinent, le réceptacle de l’unification de tout l’être. Les Racines de l’espérance



Le divorce entre la vie et la philosophie

La philosophie est définie par María Zambrano comme une théorie de la connaissance ; la démarche intellectuelle qui cherche à fonder la connaissance, après l’avoir révélée et établie à l’aide la raison. La philosophie, dit-elle ici, est la poursuite de la vérité selon la raison.

Or cette recherche de la vérité suppose une transformation en profondeur, une transformation radicale de la vie individuelle. Pour être philosophe et accéder à l’universalité impersonnelle de la vérité, il faut renoncer dans une certaine mesure à la vie personnelle. La philosophie exige une conversion radicale de la vie.

La question qui se pose alors est la suivante : comment passer de la vie à la vérité ? Comment s’opèrent la conversion de l’esprit et la transformation de la vie ?

La philosophie grecque a évoqué ce problème de trois manières :

         – Tout d’abord Aristote a supposé plus qu’établi que c’est le propre de l’homme que de chercher la vérité et que cette recherche débouchait sur la vie heureuse.

         – Platon a montré, à travers le mythe de la caverne, que la conversion de l’individu à la vérité, consistait en un arrachement d’une extrême violence à sa vie ordinaire. Celui-ci est transporté brutalement de la caverne obscure du sentir à l’éblouissement de la vérité.

         Mais il a également indiqué une autre voie, qui est la voie de l’amour. C’est en effet l’amour selon Platon qui est le meilleur intermédiaire parce qu’il conduit la vie à la vérité par la douceur en rendant la vérité désirable.

         Mais cette voie, constate María Zambrano, s’est perdue. Elle a disparu de la civilisation occidentale avec les derniers mystiques.

         Depuis, et notamment depuis Descartes, la vie et la vérité ont une existence séparée et la distance qui les sépare n’a cessé d’augmenter. La conséquence est une rébellion de la vie ordinaire, de la vie concrète contre les abstractions impersonnelles de la vérité et cette rébellion n’est pas sans rapport avec la montée de la violence et le drame que vit l’Europe. L’origine de cette agonie, dit María Zambrano, est d’abord dans l’esprit, est dans la culture : c’est ce qu’elle appelle « la désespérance de la vérité ».

         Pourquoi ?

         Entre la vérité et la vie, les philosophe ont placé cette modalité de l’esprit qu’on appelle l’intelligence. Devant la froideur de cet instrument impassible et froid, et devant la dureté de la vérité offerte sans préparation aucune, la vie se sent humiliée et abandonnée, elle qui est par nature, spontanée, passive et dispersée. Ce sentiment s’est mué en révolte, en exaspération pleine d’amertume et de rancoeur, et de là on est passé à l’action violente.

         L’amour était pourtant bien la bonne solution puisqu’il permet la soumission sans le ressentiment. Il est une façon d’être vaincu sans rancoeur parce que non seulement on accepte la soumission, mais on la désire. Il n’y a ni vaincu ni vainqueur dans l’amour. Seulement un mouvement d’adhésion.

         Mais face à cette situation, la philosophie moderne s’est trompée de voie. Au lieu de proposer une méthode pour « changer la vie », parce qu’elle jugeait que cela était important, elle a voulu transformer la vérité sous forme du relativisme.

         C’est ce que María Zambrano a notamment reproché à son maître Ortega y Gasset qui cherchait la solution à la crise de la culture occidentale du côté d’une réforme de l’entendement. Dans le relativisme, cette réforme consiste à émietter, à fragmenter et disperser la vérité pour la rendre accessible à la vie. La vérité dispersée entre les faits se manifeste alors sous la forme de la sincérité. Or la sincérité ne débouche sur rien d’autre, selon María Zambrano, que l’égarement et le désarroi. En multipliant les points de vue, en dispersant la vérité, on ne sait plus comment s’orienter, on a perdu l’unité comme point de repère.

         Si l’on perd la vérité de vue, la vie individuelle de chacun est alors privée de sens. D’où l’angoisse, le désarroi et, à terme, la révolte.

         C’est à Nietzsche que revient le mérite d’avoir posé clairement la question pour l’époque contemporaine. Il apparaît difficile, dit-il, de se contenter d’accepter la vérité, car une fois qu’on l’a acceptée, il faut s’y soumettre.

         C’est devant cette difficulté que Maria Zambrano va trouver du côté de la littérature la solution qui convient. Il s’agit d’un genre littéraire exhumé du passé, négligé par la philosophie et accompli par Saint Augustin dans ses confessions.

         La confession, ce genre littéraire, situé en dehors du cadre traditionnel de la philosophie et de ses formes d’expression, propose un chemin, une méthode qui prend à rebours celui du relativisme, puisqu’il s’agit de convertir la vie à la vérité en réunifiant la vie, au lieu de convertir la vérité à la vie en dispersant la vérité. La littérature, par le biais de ce genre, offre une voie médiane entre l’idéalisme d’une part, qui exige de la vie individuelle une conversion violente par le haut à l’universalité impersonnelle de la vérité et le relativisme d’autre part, qui efface la trace de la vérité dans la vie ordinaire au point qu’on s’y perd.

         Ainsi, si l’on se demande comment obtenir que vie et vérité se comprennent, la vie laissant de l’espace pour la vérité et la vérité pénétrant dans la vie même, la transformant jusqu’au point idéal sans l’humilier ? La réponse, dit Maria Zambrano, est le genre littéraire de la confession ; si on l’avait redécouvert plus tôt, l’Europe se serait sans doute épargné l’agonie qu’elle est en train de vivre. Mais la confession permet aussi de descendre au fond de cet échec jusqu’au point où elle rencontre le mouvement de l’espérance selon lequel s’amorce la renaissance.


Aristote et les pythagoriciens

Dans une petite fable que María Zambrano ajoute à son autobiographie Délire et destin elle imagine Aristote juste après sa mort. Aristote est connu pour avoir combattu et éliminé du territoire de la philosophie les Pythagoriciens qui avaient inventé une sagesse de la vie soumise à la musique et aux mathématiques. Ailleurs, dans un des chapitres de L’homme et le divin, María Zambrano a essayé de réhabiliter les pythagoriciens face à la philosophie. Au moment de mourir, Aristote est accueilli par l’un de ces pythagoriciens qui lui dit qu’il n’est pas encore temps, qu’il lui faut attendre un temps indéterminé et il lui donne une lyre. Aristote ne sait pas quoi faire de cet objet. Il le considère, puis il fait tinter une corde… Diapason Khordos : pour pouvoir mourir, il faut qu’il ait fait jouer toutes les cordes, María Zambrano traduit, qu’il soit passé par toutes les cordes de sa vie, qu’il en ait parcouru tous les possibles, déployé toutes les dimensions du temps, qu’il soit passé par toutes les épreuves toutes les expérience qui lui permettront d’extraire la mélodie de sa vie et le chiffre de son âme.


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