Le col de Larche

Image de couverture : Yvonne Alexieff

On déplace une pierre : un torrent suit.

Henri Michaux


Jaccottet écrivant « Au col de Larche », éditions Le Bateau fantôme, mars 2015

            Dans cet ouvrage, Jean-Marc Sourdillon, écrivain et spécialiste de Jaccottet (il a participé à l’édition de ses Œuvres dans la bibliothèque de la Pléiade), nous retrace le mouvement qui a donné naissance au texte Au col de Larche. Dans le récit intime de cette genèse, nous découvrons la formidable sensibilité et l’extrême exigence qui font de Philippe Jaccottet un immense poète. Un témoignage exceptionnel sur la réalité de la création poétique.

            « Avec Jaccottet écrivant Au col de Larche, Jean-Marc Sourdillonpoursuit l’invention de formes nouvelles, inaugurées par ses récits et ses « poèmes rhapsodiques ». Cette forme-ci, je l’appellerais volontiers « concert-lecture » : il explique et il joue merveilleusement cette « partition » allant et venant avec une aisance inspirée de la lettre musicale à l’esprit profond de ces pages, qui est bien celui d’une résurrection, d’une naissance de « l’éternité fraîche » à partir des tombeaux de pierre, des « barrières de schiste » … Ce mouvement fondamental est repris, condensé, dans la dernière page, si émouvante, où l’auteur associe la naissance et la mort de deux de ses proches : renversement du motif de la fugue où, cette fois, la naissance précède, mais sa présence, son assistance dans les deux événements les lie dans une continuité qui est celle de la vie soutenue par ses gestes. » Jean-Pierre Lemaire


Eté au col de Larche, photo Sébastien Labrusse


Article de Michèle Finck paru dans la revue Europe n° 1038 en octobre 2015

Jean-Marc Sourdillon, Jaccottet écrivant Au Col de Larche, Le Bateau Fantôme, 2015, 15€

Il faut saluer ici à la fois la prose intense de Jean-Marc Sourdillon consacrée à Philippe Jaccottet et le travail de la toute jeune maison d’édition, Le Bateau Fantôme, qui invente un objet-livre adapté au texte. Il y va d’une approche libre et neuve de la prose poétique de Jaccottet  Au Col de Larche, qui se trouve dans Après beaucoup d’années (1994). Que l’on se souvienne : Lors d’un voyage au Piémont, Jaccottet s’est arrêté au Col de Larche et, à la faveur d’une promenade du soir sous le signe de la « présence sonore » d’un « torrent », a fait l’expérience d’une vue par l’oreille, audition épiphanique et illuminatrice s’il en est. Dans un texte d’une grande densité, Sourdillon saisit le nectar de l’expérience de Jaccottet.  Cette étude itinérante qui prend elle-même la forme d’une marche, pas à pas et page à page, fait don d’un concentré de la poétique de Jaccottet grâce à  la combinaison subtile de trois approches.

         Approche génétique d’abord.  Participant à l’équipe responsable de l’œuvre de Jaccottet dans la Pléiade, Sourdillon s’est occupé de l’appareil critique du texte Après beaucoup d’années et a eu accès au manuscrit. Aussi ce livre nous fait-il entrer dans l’atelier mental du poète : ce qu’il donne à comprendre, c’est non pas le texte de Jaccottet déjà achevé, mais la lente et patiente genèse de ce texte, du 7 avril au 13 juin 1992. Sourdillon n’écrit pas sur Jaccottet, il chemine avec Jaccottet, passant librement du manuscrit provisoire à l’opus définitif et aux autres œuvres du poète. L’approche génétique révèle à quel point le travail de Jaccottet pour saisir le « presque rien » épiphanique a été difficile, comme le dévoile l’autocritique du poète, avançant, reculant, bifurquant, se reprenant –  et enfin décidant: « ‘Ce n’est jamais cela, jamais assez simple, assez élémentaire, assez frais’ » (extrait du manuscrit du 9 avril 1992, p. 13). Suggérant que pour Jaccottet écrire c’est dialoguer avec lui-même, Sourdillon discerne à partir du manuscrit « les deux voix qui se combattent à l’intérieur du poète : celle du scepticisme et celle de l’affirmation, faisant de l’hésitation à dire, résultante des deux, la forme privilégiée du mouvement de l’écriture » (p. 16). Mais il montre aussi qu’Au Col de Larche a pour signe distinctif « la préférence » accordée finalement par le poète à « la seconde, la voix claire ou affirmative, au point que seront retranchées de la vision définitive la plupart des objections » (p. 16). Les métamorphoses du manuscrit, grâce à la fine loupe de Sourdillon, révèlent la tension de Jaccottet vers ce que lui-même nomme, dans son texte « Éclairé par l’écume » consacré à Des Forêts, une sortie hors du « labyrinthe où la modernité agonise » (p. 6).

         Approche comparatiste ensuite. L’alliance rare de la lecture génétique et de la lecture comparatiste définit l’art de Sourdillon. Il met en relief le dialogue de Jaccottet avec « les grands modèles qui contribuent à l’inhiber » (p. 11), par exemple Yeats, Dante, Hölderlin, Mandelstam, et il suggère les nombreux échos sotto voce entre le texte de Jaccottet et d’autres poèmes. Ainsi à partir du vocable « bondissement » par lequel Jaccottet évoque le « torrent » qui est au centre de l’expérience épiphanique, Sourdillon tisse des fils délicats, de Rimbaud à Saint Jean de la Croix jusqu’à Mozart. Il montre alors que ce vocable « bondissement », qu’il fait scintiller  grâce aux comparaisons, est le centre générateur de l’élan par lequel la prose soudain s’ouvre de l’intérieur et se métamorphose en « chant » (p. 12).

         Approche auditive enfin. Le centre de gravité du livre est une double écoute. Jaccottet voit le « torrent » par l’ouïe et  Sourdillon voit le texte  de Jaccottet par l’oreille, approchant la « façon musicale d’écrire » (p. 23) du poète. Ce qui les unit c’est l’intuition que « l’invisible » (du monde comme du texte) s’atteint par l’audition. La prose de Jaccottet et le livre de Sourdillon sont soulevés par un même mouvement qui les conduit vers la musique. Aussi ce livre, qui écoute sourdre la langue du poète, atteint-il sa quintessence lorsqu’il prête l’oreille à la chair sonore du texte de Jaccottet (par exemple au vocable « plectre », « mot de passe » p. 21-22). Le lecteur-auditeur peu à peu accède à la consubstantialité profonde entre « écouter » et « aimer » : écouter l’autre, c’est l’aimer ; écouter le texte de l’autre, c’est l’aimer.

         On en vient à penser qu’il y a deux sortes de critiques : ceux qui dissèquent avec virtuosité le texte mais le restituent inerte, voire mort ; et ceux qui prennent délicatement le pouls du texte, écoutent respirer le corps organique verbal et le restituent vivant. Sourdillon appartient à cette seconde catégorie. Par l’alliance toute en nuance de la lecture génétique, comparatiste et auditive, ce qu’il nous offre c’est de voir naître sous nos yeux le texte de Jaccottet, comme on assisterait à la naissance d’une fleur ou d’une source. Si Sourdillon appartient à cette seconde catégorie, c’est qu’en réalité son texte (qui est rythme, scansion, phrasé plus que phrase) relève d’un genre intermédiaire (parfois proche de la manière de Jean-Pierre Richard ou de Vladimir Jankélévitch) entre l’essai libre et le poème en prose. On ne s’étonnera pas de découvrir alors un lien en profondeur entre ce livre, à l’écoute de la « présence sonore d’un torrent » (p. 9), et le livre de poèmes de Jean-Marc Sourdillon Les Miens de personne, traversé lui aussi par un « torrent sonore » qui détient une part du secret (La Dame d’Onze Heures, 2010, p. 21).

https://www.europe-revue.net/produit/n-1038-patrick-modiano-octobre-2015/


La lueur timide et fugitive, l’instant-éclair, le silence, les signes évasifs, c’est sous cette forme que choisissent de se faire reconnaître les choses les plus importantes de la vie. Il n’est pas facile de surprendre la lueur infiniment douteuse, ni d’en comprendre le sens. Cette lueur est la lumière clignotante de l’entrevision dans laquelle le méconnu soudain se reconnaît […] Il faut une lucidité suraiguë et une célérité sans défaillance pour surprendre la petite étincelle, l’élément différentiel, la diaphora infinitésimale qui apparaît et disparaît dans la fulgurance de l’instant.  Vladimir Jankélévitch