Dix secondes tigre


Présentation

Dix secondes tigre est, de ce tout ce que j’ai écrit, ce qui ressemble le plus à un livre de poèmes même si des amis contestent ce fait. Beaucoup de proses dans ces poèmes ! De telles appréciations formelles (on dira aussi « beaucoup de poésie dans cette prose ») ne m’importent guère ; seul compte à mes yeux le mouvement de l’écriture qui entraîne mots, choses et images dans son rythme et impose de lui-même la forme où il laissera sa trace.

         Ces poèmes, ces proses, ont été écrits entre 1995 et 2005, période particulièrement heureuse de ma vie : trente cinq ans, les premières réalisations, l’enfance autour de soi, une maison, l’amour, un jardin, les Cévennes au loin, le souvenir de l’Espagne, un métier stable et exaltant. Et, simultanément, la sortie hors de ce pressentiment qui aura dominé toute l’adolescence, que l’apocalypse est imminente. Dit autrement : la fin de la mélancolie et l’accès, brusque, totalement inattendu, à la réalité de la naissance. Un basculement, une conversion.

         Il s’est agi, principalement, au moment d’écrire ces textes, de suivre de la manière la plus rigoureuse et la plus précise le mouvement de la sensation à l’intérieur de la sensibilité et du corps imaginant qui l’accueillaient. Borges a dit dans un entretien qu’écrire était très exactement le contraire de penser. C’est à cela que je me suis efforcé de tendre en commençant d’écrire ces textes, la pensée intervenant en second lieu et généralement peu ici.

         En suivant ainsi l’évolution de le sensation (écoute du cri d’un tigre, du bêlement des moutons, d’un verre qu’on fait tinter ou qui se fêle, contemplation de fleurs de mimosas, de forsythias, de lilas, observations de certains mois, janvier, mars, septembre…) dans mon paysage intérieur, je voulais être conduit par elle, je voulais la suivre là où elle me conduirait dans cette région encore non éclairée de ma vie, que, d’un coup, dans le parcours ou à la fin du texte, elle illuminerait à sa façon, c’est-à-dire d’une manière très concrète avec les mots qu’elle se serait choisis.

         Ecrire aveuglément dans le sillage de la sensation, suivre sa nervure, se laisser guider par elle, par la façon qu’elle a de retentir dans la mémoire, d’appeler les mots, de se frayer un chemin en eux vers ce qu’elle vise, et surtout de faire deviner des possibles, de dessiner furtivement dans la cécité présente le visage de l’avenir – très exactement de faire naître ce qui déjà était en train de naître mais que j’ignorais parce que ce qui naît, généralement c’est ce qu’on ne voit pas, du moins pas encore – voilà comment je peux formuler après coup et à peu près le propos de ce livre.

         La sensation se présente, dans l’écriture qui la recueille et la poursuit, comme la forme du pressentiment, la modalité sensible de notre naissance discontinue. C’est elle qu’avant tout il  s’agissait de suivre puisque c’est dans son sillage que naissent les images et que passé, présent, avenir s’éclairent autour du mouvement directeur de la naissance. Elle est, pour celui qui écrit, la vie qui lui donne des nouvelles d’elle-même à l’endroit où elle s’invente, se brise, se risque, se renouvelle.

         Dans ce livre, j’ai cherché à dire, je ne sais comment, quelque chose de très aigu et de transparent ; une onde, une vibration dans du verre, l’existence du verre à l’instant où, debout sur un bord, il est sur le point de se briser, de devenir eau.

         Quelque chose, oui,  comme le dessin d’une fêlure dans un verre. C’était sa progression que je suivais à la fois dans les choses que j’observais et dans leur retentissement dans ma mémoire : le choc invisible qui l’avait provoquée, le son que fait entendre le verre au moment où il se brise ou, juste avant, sa beauté, sa plénitude transparentes, la façon dont la lumière s’amasse, scintille, s’intensifie à l’endroit de la fêlure, et enfin, la façon dont celle-ci progresse en zigzag, selon un tracé imprévisible mais parfait, vers des régions inexplorées, donnant la formule inédite d’une vie dans ce qu’elle de plus singulier.

         De cette façon, dans ce livre comme dans d’autres, l’écriture est apparue comme cet instrument de communication entre ma vie et moi, ce « mobile », par où ma vie en avant de moi, m’appelle, m’exhorte à continuer ma naissance inachevée de la seule façon qui soit, par la parole et dans la discontinuité. Ce qu’un poète autrefois avait dit, à sa manière, inégalable :

         Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle.


EXTRAITS

D’abord il y a l’espace

et puis la clarté.

Là-bas loin de nous sur les crêtes

et les grands prés de bruyères,

on les voit lentement qui dévalent la pente

en secouant leur crinière.

°

Leur a été donnée en second lieu

l’élégance

et puis la blancheur.

Ils semblent, sur ce fond de ciel bleu,

descendre tout droit de la lune

ou de la neige fondue des glaciers.

Ils en gardent intacts

l’éclat et la vigueur

jusque dans leur allure

et leur incroyable fierté.

°

Leur a été donné, pour finir, d’être libres,

de figurer pour nous

ce que rien dans ce monde ne subordonne

et qui jamais ne peut appartenir

sinon au geste qui le donne.

Cela, ils le dessinent dans nos esprits

pour que loin d’eux dans nos vies

où nous avons parfois, il faut le dire,

bien du mal à respirer

nous pensions à eux, nous résistions

aux pressions partout qui s’exercent

et leur bâtissions par la pensée

un abri où ils puissent

tout ensemble hennir et cavalcader,

tordre librement leur cou dans la lumière

et expirer.

°

Oui, tout cela, loin de nous dans les pentes,

leur a été donné,

et puis à nous, qui les gardons

par le regard et la pensée, mais aussi, (cela,

nous nous en serions bien passés)

la beauté dans la souffrance

longuement déployée

la splendeur, l’intelligence,

la fragilité,

le sang sur le cuir blanc

abondamment versé

et l’amour vain, l’amour blessé

qui ne sait plus où ni comment se donner.

°

A présent on comprend, on peut comprendre

pourquoi les camisards enterrés sur les crêtes

faisaient déposer en secret par leurs frères

des fers à cheval sur leurs tombes ouvertes.


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