Philippe Jaccottet


« Disciple de l’eau courante », article paru dans la revue Lettres n°1, printemps 2014, éditions Aden

C’est ici que germe le brouillon

Des disciples de l’eau courante

Ossip Mandelstam

         On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. Peut-être. Tout le reste de l’oeuvre de Rimbaud dit pourtant le contraire. Comment ne pas l’être quand tout, subitement, devient grave et que l’on se demande dans l’urgence si l’on parviendra à rendre compatibles cette sorte d’explosion permanente que l’on est pour soi et cette vie bien ordonnée avec les autres dans laquelle il faut bien que l’on se projette… Où trouver cette « ardente patience » dont nous parle Rimbaud si sans cesse notre vie nous est ôtée et  que nous sommes happés par des forces puissantes qui nous conduisent très sûrement vers notre disparition ou vers notre aliénation ? Comment, par quelles voies, rejoindre sa propre vie pour entrer en elle et faire en sorte qu’elle devienne vraiment la sienne ? Voilà le genre de questions que, comme bien d’autres, je me posais à vingt ans, cherchant aveuglément quelque chose qui brûle, et qui fuit, au milieu des cadres.

         La réponse, d’instinct, je savais où la trouver. Elle ne pouvait être que dans la littérature (et plus précisément dans la poésie : Rimbaud, précisément, et d’autres, Joë Bousquet, Artaud, Michaux…). Voilà comment on en vient à entreprendre des études de lettres. Mais quelle déception !  L’approche que l’on en proposait alors à l’université (en dehors de quelques rares, et d’autant plus percutantes exceptions) était pour l’essentiel théorique, formaliste ou historique. On nous offrait des grilles de lecture. Ce qui en soi n’est pas nécessairement inintéressant mais présente tout de même l’inconvénient, lorsqu’il y a urgence, d’esquiver le rapport direct, à la fois brûlant et perturbant, avec l’oeuvre, ce qu’elle a à nous dire sur nous, notre vie, et cette façon qu’elle a de prendre feu en mettant en résonance des vies singulières à l’endroit de leur plus intense palpitation.

         C’était donc ailleurs qu’il fallait chercher. Là où la littérature vivait, vraiment, au singulier, c’est-à-dire du côté de l’écriture. Il y avait, quelque part dans la mémoire de l’enfance, le visage de Philippe Jaccottet associé à certains souvenirs de fêtes familiales et, surtout, ses poèmes. Notamment celui-ci, aussi court que mystérieux, dans Airs (p.149)

Accepter ne se peut.

Comprendre ne se peut.

On ne peut pas vouloir accepter ni comprendre.

On avance peu à peu

Comme un colporteur

D’une aube à l’autre.

         Profitant des liens familiaux, je lui ai adressé une lettre, façon « jeune poète ».  Je ne me souviens pas de ce qu’il y avait dans cette lettre ; en substance ce devait être quelque chose comme : cher grand maître, comment vivre ? Quels choix faire à l’heure décisive des engagements cruciaux, quand on a vingt ans (j’avais juste vingt ans) et qu’on aime la poésie ?

         Et la réponse est venue. Ce n’était pas « venez chère grande âme, on vous attend » mais Rimbaud ou Baudelaire m’auraient écrit, ma réaction n’aurait pas été très différente. J’entrais dans une autre dimension, une autre sorte de région que celles de la vie ordinaire. Boris Pasternak a décrit dans une lettre à Rilke ce genre d’émotion que l’on éprouve lorsque l’on reçoit une lettre, une vraie lettre et non pas un livre, de celui que l’on a identifié avec la littérature : « Je vous suis redevable du fond même de mon caractère, de la forme même de mon existence spirituelle. Ils sont votre oeuvre. J’ai pour vous les mots que l’on a pour les événements lointains où l’on voit après coup les sources de l’histoire qui semble en découler. »[1]. Ma réaction, je m’en souviens, a consisté à me précipiter dans le premier train venu, et à faire inutilement l’aller-et-retour entre la petite gare de la ville de banlieue où j’habitais alors et la gare saint-Lazare, comme cela, pour rien, avec cette lettre dans la poche sans autre but, sans doute, que d’être en mouvement.

Qu’y avait-il dans cette réponse ? Trois choses : 1 – Une direction : accorder la vie quotidienne avec l’état poétique est très difficile mais non pas impossible. 2 –  Il existe une approche plus ou moins théorique du problème : l’œuvre de Robert Musil. 3 – Ce message : « envisageons une rencontre », où, en m’invitant à aller passer quelques jours à Grignan au début de l’été, Jaccottet m’offrait la possibilité de vérifier dans la vie concrète la validité d’une conception de l’écriture. Cette réponse, la dernière, était celle que, sans le savoir, j’attendais. La preuve par l’existence.

         De mon point de vue, c’est la première chose à dire lorsque l’on parle de la poésie de Philippe Jaccottet. Ce qu’elle donne, ce qu’elle donne d’unique, d’irremplaçable, plus ou mieux qu’aucune autre, est une  proposition de vie : une écriture surgie d’une vie et une vie s’inventant dans le sillage d’une écriture. Autrement dit, une réponse incarnée aux questions que je me posais et aux difficultés qu’il y avait à vivre dans le monde d’aujourd’hui. Une réponse en mouvement, toujours perdue, toujours à redécouvrir.

         De cette première rencontre me reste surtout une impression de lumière : lumière sur les collines, sur les lavandes, sur le ciel au-dessus du cabanon et dans les yeux incroyablement clairs, quoique légèrement enfoncés sous les arcades sourcilières. D’où ce double sentiment de clarté et de profondeur éprouvé face à ce visage. « En moi sont rassemblés les chemins de la transparence »  était-il écrit dans L’Ignorant[2]. Le visage, la simplicité, la grande élégance dans le maintien confirmaient ce que j’avais lu dans les livres, comme si l’écriture et le corps étaient deux modalités d’une même présence au monde, d’une même façon d’aller vers lui, de s’éprouver vivant dans sa vie au milieu des êtres et des choses.  

         Tout, dans cette présence, disait ceci : un retrait en hauteur pour mieux regarder, mieux s’élancer par le regard ou la pensée dans le large paysage ouvert en contrebas. C’était dans Airs. Quelque chose d’un rapace posé sur un rocher, un rapace sans agressivité, retiré dans son aire, suspendu au-dessus du paysage avec un regard aigu capable de saisir le moindre détail en même temps que la vastitude où il baigne.

         « Ici, l’égal des feuilles les plus lumineuses, /Suspendu à peine moins haut que la buse / regardant / écoutant …»[3].

         Autre chose m’est resté également de cette première visite à Grignan : ce petit croquis tracé au cours de la conversation sur une carte de bristol. On y distingue encore aujourd’hui (c’est tracé au bic cristal) une longue ligne verticale et une autre qui sinue tout autour ; puis, au milieu, une sorte de petit gribouillis plus ou moins octogonal, environné de petits cercles rattachés à lui par des traits droits. De loin, cela fait vaguement penser à une tête de mort traversée par un fil rectiligne… Ou à un astre avec ses satellites. Je me souviens que le petit gribouillis était censé représenter une barque, les petits cercles les mouvements du pilote tentant de diriger son bateau à l’aide de ses rames et de son gouvernail, la ligne verticale le courant de la rivière et le long trait sinueux la course véritable du bateau pris entre ces forces contraires, la double image de notre vie et de l’écriture.

         J’ai toujours ce carton. Je ne l’ai pas collé sur une boîte à cigares comme le Talisman de Paul Sérusier, mais il a fini par constituer sur le mode humoristique (mais pas tant que ça) une sorte de schéma en guise de mode d’emploi pour envisager la vie et l’écriture ensemble, une carte du trésor, un viatique, un kit de survie, une « vie mode d’emploi » nettement plus succincte que celle de Perec… Un simple griffonnage sur du bristol et quelques mots lus ensuite (ils avaient sans doute été prononcés cette après-midi là) : « S’effacer à demi au profit des forces anonymes qui nous traversent, nous soulèvent, nous bousculent ». Un mode d’emploi de  la vie traversée… Traversée par elle-même, pour qu’elle nous porte plus loin, nous transforme et nous ouvre à la vision. Quelque chose comme une continuation de la naissance.

         Dans La Semaison on peut lire ces phrases dans une note de février 1976 : La difficulté n’est pas d’écrire mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement. C’est cela qui est presque impossible aujourd’hui ; mais je ne peux imaginer d’autres voies[4]. C’était cette voie que je découvrais lors de ce bref séjour et c’était infiniment plus palpitant que les cours de stylistique à l’Université. On me donnait une direction même si elle n’a pas été toujours facile à suivre (et non parce qu’elle était difficile, au contraire même. Il fallait admettre l’idée d’une vie ordinaire. C’est, à vingt ans, cela qui est difficile).

          Pour comprendre ce qu’apporte cette œuvre, ce singulier rapport entre le vivre et l’écrire, je crois qu’il faut suivre les conseils de la lettre que j’avais reçue et remettre en situation la démarche qui est celle de Philippe Jaccottet à partir d’une approche un tout petit peu théorique. Cette approche est celle de l’écrivain autrichien traduit par lui, Robert Musil. Dans la première partie de son immense roman inachevé, L’Homme sans qualités, Musil décrit la société de l’Empire austro-hongrois en pleine implosion avant la catastrophe du premier conflit mondial où cette crise conduit tout droit. Ce faisant, il a donné une formule parfaite de ce qu’on appelle aujourd’hui la modernité et dont on peut avoir une idée dans la notion floue de mondialisation. Cette formule est celle d’un monde littéralement en explosion, ayant perdu le centre de gravité qui tenait ses éléments liés dans l’unité d’une sphère ordonnée, ce qu’on appelle une civilisation. L’idée est double. D’abord, cette désintégration touche non seulement le monde dans lequel on vit mais aussi la structure même de l’individu, lui aussi comme évidé, énucléé. Ensuite, elle est le fait non pas de cataclysmes externes, de grandes catastrophes mais de cela-même qui théoriquement devrait nous sauver, notre propre connaissance de nous-mêmes, et notamment de l’irruption des sciences dites humaines au sein des procédés  qui nous permettent de nous représenter. Voici le diagnostic formulé par Musil : Nous sommes debout, impuissants en face d’un monde parfaitement imparfait […] Il n’y a là derrière aucune nécessité. Ce monde n’est qu’un essai entre beaucoup. Dieu offre des solutions partielles, ce sont les hommes créateurs, ils se contredisent, le monde constitue à partir de là un total relatif qui ne correspond à aucune solution. C’est dans cette forme du monde que je suis coulé comme du bronze liquide : c’est pourquoi je ne suis jamais tout à fait ce que je pense et ce que je fais : une figure à l’essai dans une forme à l’essai de la totalité. On ne doit pas écouter les mauvais maîtres qui ont établi comme pour l’éternité, selon le plan de Dieu, une seule de ses vies, il faut se fier à soi-même avec humilité et courage. Agir sans réfléchir, car un homme ne va jamais si loin que lorsqu’il ne sait pas où il va[5].

          Dans un monde complexe, mouvant, inachevé, indéterminé, chaque vie qui commence, (celle, par exemple, d’un garçon de 20 ans), introduit une solution partielle, parce que chacun de nous est l’initiateur, le créateur de sa propre vie et, en tant que tel, un commencement dans le monde. En offrant ainsi une proposition de vie, chacun participe au total relatif que constitue l’addition, parfois conflictuelle, de ces vies croisées. Cela, je comprenais. De même, je comprenais qu’on n’avait pas le droit au brouillon : ma vie avait beau n’être qu’un essai dans un monde lui-même à l’essai, si elle était ratée, il n’y en aurait pas d’autres, et si tous, nous nous trompions dans nos essais alors le monde courrait à sa perte. Nous étions tous également responsables. Ce que je comprenais moins en revanche, c’était la dernière phrase : pourquoi, si notre responsabilité était à ce point engagée, « agir sans réfléchir » ? La réponse venait un peu plus loin, dans ce que Musil appelle « l’utopie inductive » et dans laquelle Philippe Jaccottet a reconnu une formule possible de sa propre démarche. Le personnage principal de L’Homme sans qualités, Ulrich, est un jeune homme particulièrement doué, conscient de cet état relatif du monde et qui, au seuil de sa vie, ne sachant pas comment employer ses nombreuses qualités, entend essayer plusieurs de ses possibilités d’existence, autrement dit mettre sa vie à l’essai. D’une manière très méthodique (il est mathématicien de formation) il formule plusieurs hypothèses, des propositions de vie, à partir de modèles spéculatifs (les mathématiques, la mystique, l’amour etc…) qu’il met provisoirement en pratique, tout en se réservant le droit de se retirer, ou de changer de vie, si l’essai n’est pas concluant. Ces essais, il les appelle des utopies. Une utopie pour Musil, c’est une vie à l’essai, l’expérimentation d’un possible par quelques uns dans les ouvertures du monde. Selon Ulrich, la seule qui tienne, et encore !, elle n’est pas très sûre, est celle qu’il appelle « l’utopie de la mentalité inductive » et qui se résume ainsi, dans une  des notes posthumes que l’on a retrouvées dans le chantier inachevé de L’homme sans qualités : Que reste-t-il à la fin ? Qu’il existe une sphère de l’idéal et une de la réalité ? Des images directrices et autres choses semblables ? Que c’est peu satisfaisant ? N’y a-t-il pas de réponses meilleures ? Bref, un buisson de questions qui traduisent plutôt un désarroi qu’une solution. La réponse de Musil tient tout entière dans cette expression : « des images directrices ». Que peut-on comprendre derrière cette formule ?  

         Musil me donnait la formule théorique, Philippe Jaccottet allait me montrer à quoi elle correspondait dans la vie concrète et la pratique de l’écriture.

         La vie poétique consiste pour l’essentiel à se rendre disponible à la venue de certaines images, à les accueillir et à les poursuivre au moyen de l’écriture. Quelles images ? Celles qui, surgies de la vie, se signalent par une certaine qualité d’émotion  qui fait que quelque chose s’allume en elles, qu’elles se font transparentes à la vie qu’elles nomment. Qu’est-ce qu’une image, en effet, sinon des nouvelles que la vie nous donne d’elle-même. Ecrire, dans ces conditions, est bien agir sans réfléchir dans la mesure où, s’en remettant à la sensibilité, l’on consent à une certaine sorte de passivité, passivité limitée, contrôlée puisque l’on est libre de refuser ou d’accepter de se laisser guider. C’est aussi s’orienter dans le présent puisque, telle est l’intuition sur laquelle cette poétique se fonde, les images ainsi privilégiées indiquent l’émergence ou la possibilité d’un sens.

         Pour Jaccottet, les images sont données principalement dans le paysage naturel. Mais il arrive aussi qu’on les trouve dans les grandes œuvres de l’art, la poésie, bien sûr,  la peinture et même la musique, qui nous aident à les repérer dans notre vie. C’est dans l’approche, la découverte ou l’approfondissementde ces images que consiste le travail de l’écrivain. Il suffit de lire La Semaison pour s’en rendre compte. Autour de cette recherche, de cette exploration, s’organise une vie, se constitue un monde, comme autour de la maison de Grignan (dans Semaison, il y a maison) se forment un couple, une famille, un cercle d’amis, une façon de vivre parfois seul, parfois ensemble au milieu d’un paysage large, lumineux et ouvert, par lequel on est habité, tout autant qu’on l’habite. C’était ce monde, cette vie, auxquels il m’était donné de goûter, que j’avais rêvés avant de les découvrir, la vie éclairée, accompagnée, élargie par l’activité contemplative. Et dans mon esprit, encore aujourd’hui, je trouve cela très moderne : l’invention, en quelque sorte, d’une micro-utopie, à l’heure où toutes les grandes utopies européennes ont sombré, soit à cause de leur sinistre réalisation, soit parce que nous ne sommes plus capables d’ajouter à notre vie la frange d’imagination qui nous permettrait de la vivre vraiment, de nous réapproprier notre présent et de nous orienter en lui.

         Ecrire, pour Philippe Jaccottet, est une manière, au sein du « total relatif » de la modernité, de percevoir le juste, ce qu’il appelle aussi « la lumière ». D’aller dans sa vie en interrogeant, en écoutant, en observant de manière à être capable de discerner, partout où l’on se trouve, dans n’importe quel contexte, n’importe quel milieu, la note juste qui s’y dissimule, enfouie sous le chaos sonore de la violence ou le silence compact de l’angoisse. La poésie n’est pas autre chose que l’expression d’un sentiment musical de l’existence, où l’on se guide à l’oreille, à l’attention, en tâchant de percevoir dans les différentes figures que notre vie nous offre, la place ou la note de ce qui est juste.

         La vie poétique, dans ces conditions, se définit comme l’exercice de la faculté du regard, comme confiance dans cette nourriture que le regard nous apporte pour peu qu’on le prolonge fidèlement au-delà de la vue immédiate jusque dans un invisible pressenti. Cette sorte de  vie est magnifiquement résumée à la fin de A travers un verger : J’envie, j’admire l’écrivain qui sait dire des jours quelconques, agrandis secrètement par un espace tout de même inconnu qui est pareil à l’intérieur des instruments de musique[6].

Parmi les nombreuses « images directrices » que s’est choisies Philippe Jaccottet, il en est une que je trouve particulièrement belle : celle qui nous conduit de la lecture des poèmes de Mandelstam à une promenade au col de Larche, donc des mots au monde. Ce qu’elle nous découvre, c’est une sorte d’évidence, que l’on pourrait appeler « évidence poétique », et qui se manifeste par une coïncidence  éprouvée sensiblement entre l’intuition de la vie et la réalité concrète. Cette évidence, l’image où elle se donne, trouve son expression adéquate dans un mot, un seul – « torrent » -, qui déploie toutes ses harmoniques.

         Dans « Quelques notes à propos de Mandelstam », l’évidence poétique est définie comme joie du sol, ou du contact avec le fond, ou pour être encore plus exact du « rebond » : Se produit entre le poète et le dehors une sorte de heurt qui, même douloureux, est toujours une source de plénitude. Comme on se réjouit de toucher du talon le rocher, parce qu’on en retire une espèce de preuve, d’énergie… Le mot qui convient pour dire cela, cette énergie qui se transmet à travers la force de l’écriture de Mandelstam, Philippe Jaccottet le trouve tout à la fin de son étude : le mot « torrent ». Voilà la force sauvage, indomptable […] qui habite les bâtis de bois et de pierre de Mandelstam et pour laquelle il a été écrasé, en vain, puisque sa parole ressurgit aujourd’hui comme l’eau du torrent qui claque en coup de fouet au visage…[7]

         Le mot, ici, est employé comme image. L’expérience vécue qui lui correspond, la rencontre avec la réalité du torrent à travers un chemin de phrases, est transcrite dans la prose intitulée : «  Au col de Larche » dans Après beaucoup d’années[8]. Le nom du col, qui donne son titre au texte, est parfaitement adéquat puisqu’à travers cette double marche dans la montagne et dans les mots, l’écriture s’ouvre en arche pour laisser passer la vérité du torrent. Ce très beau texte, l’un des plus beaux peut-être, relate très précisément cette façon proprement musicale dont la réalité invisible du torrent vient toucher la vie invisible du marcheur sous la forme d’un événement intérieur, de cette qualité particulière d’émotion qui est le signal que l’on a atteint l’évidence. L’image s’est faite transparente à la vie qu’elle accueille. C’est cette sorte de vérité, « vérité sensible », dit Philippe Jaccottet, que la poésie cherche à retrouver dans l’écriture parce qu’elle relance, électrise la vie. Et naturellement pour dire l’expérience de cette rencontre vivante, ce sont les images de Mandelstam qui surgissent à l’esprit du poète (comme pour appuyer son intuition), notamment celles que l’on trouve dans « L’ode au crayon d’ardoise » : l’ardoise, justement, ou les chevaux, les brebis transhumantes etc… Mais ces images ne sont que la première étape de l’approche. Elles ne sont posées que pour être écartées, comme on écarte un rideau transparent devenu au bout d’un moment gênant, aussi transparent soit-il. Pour mieux voir, il ne reste que ce mot, le mot « torrent », littéralement « ce qui brûle ». Il qualifiait auparavant la parole de Mandelstam et il est ici choisi paradoxalement comme le mot de la fin, « le dernier mot », parce que le seul sens qu’il puisse avoir pour nous lorsque nous sommes mis en face de la réalité qu’il désigne est celui de « commencement ». Parce qu’il jaillit, se rue, abonde, comme personne jamais n’aurait imaginé que cela pût se faire à partir de la pierre ; du fond de ces grands tombeaux froids.[9] En une phrase, Philippe Jaccottet opère ce retournement à la fois sonore et sémantique (ombres et ondes) qui est le propre de sa poésie, et nous fait passer de la « tombe » («  le fond de ces grands tombeaux froids ») à « abonde », qui évoque la modalité d’être du torrent, cette façon qu’il a d’apparaître en se prodiguant. Un bref moment, le poète, dans  l’instant de cette rencontre, voit coïncider dans sa vision l’époque au loin de son enfance et l’avenir imminent qui est le sien, l’énergie de la naissance à l’intérieur de la certitude de la mort. Et c’est la promesse de cette naissance discontinue, désignée par le mot « torrent », que le lecteur entend jaillir vers lui du fond de son être ou de sa vie sous la forme de ces  eaux tumultueuses et bien réelles du torrent aperçu dehors dans la montagne, du fond de la montagne, par un autre que lui.


[1] Lettre de Boris Pasternak à Rainer Maria Rilke, Correspondance à trois, été 1926.  

[2] Philippe Jaccottet, Poésie 1946-1967, Poésie/Gallimard  1971, p.74, « Blessure vue de loin ».

[3] Ibid. Leçons, p.180

[4] La Semaison, Gallimard, p.236

[5] Musil, L’Hommes sans qualités, éditions du Seuil, Tome 2, p.810

[6] A travers un verger, éditions Fata Morgana, p.42 ou 45-46

[7] Une transaction secrète, « Quelques notes à propos de Mandelstam », Gallimard, 1987,  p.172-182

[8] Gallimard, 1994, p.79

[9] Ibid. p.86

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