La vie discontinue


Image de couverture. Peinture de Jacques Truphémus. Mangues et bouquet d’immortelles -2005


Présentation

Deux parties ou deux séquences dans  ce livre.

  • Une première partie (Il a fait la maison ouverte) composée de suites poétiques.
  • Une seconde partie (La vie discontinue) plus narrative.

         Toujours on a cherché à voir non plus les choses mais à travers elles, non pas les visages mais à l’intérieur d’eux, comme la lumière filtre à travers les persiennes. Ce qu’on a cherché à voir ? La vie – la vie toute nue, toute simple, là où elle est si fragile et où elle palpite mais qu’on ne voit jamais parce qu’elle ne se donne qu’à travers les êtres qu’elle fait vivre.

         Pour parvenir à ce genre de vue ou de vision, suivre l’exemple des peintres a été la plus sûre méthode : les plus anciens, les peintres de la préhistoire, ou les grands maîtres plus récents  comme Pierre Bonnard.

         Il fallait, ensuite, inventer un langage pour voir la vie, pour entrer en contact avec elle, pour l’isoler et la toucher. Une écriture entre poésie et prose a été, est ce  langage. Les mots du poème, les rythmes de la prose sont les mains qui nous manquaient pour toucher la vie, les yeux qui nous faisaient défaut pour la voir.  Elle est alors apparue sous la forme d’une sorte de courant ou d’élan : ce courant discontinu de la naissance le long duquel nous allons chacun dans nos  existences pour achever de naître.

         Voici les principales étapes de cette approche :

I – Première partie : Il a fait la maison ouverte.

  • En tout premier lieu, dans « Le point de répondance », une rencontre avec un peintre préhistorique dans sa vie à travers les images qu’il a laissées d’elle dans l’obscurité sur la paroi des grottes où il a séjourné. Puis, dans « Il a fait la maison ouverte »,  celle de Pierre Bonnard et de sa femme qui est aussi son modèle, Marthe. C’est elle qui, toujours vivante, même morte, le conduit par la peinture vers sa naissance continuée et qui l’aide à construire sa maison tout autour comme un cercle éclaté.
  • Dans « A travers la rivière » il s’agit de la rencontre avec un vieux jardinier qui travaille à son jardin et dont le regard croise parfois au-dessus de la rivière celui de cet homme plus jeune qui écrit en face de lui. Il y a, dans cette vie observée, ou dans le croisement de ces deux vies, là aussi quelque chose de la naissance qui se dit, de la vie, la vraie vie, qui apparaît. De la vie qui remonte à la surface. Cela se voit chez certaines personnes par la façon qu’elles ont de vivre ou de se tenir, d’évoluer dans leur vie, de rayonner plus ou moins intensément, de témoigner du processus de la naissance. En elles, dirait-on, plus que chez les autres, la naissance n’est pas achevée, continue de se faire, se poursuit au long des jours jusqu’à son accomplissement. On dirait qu’à leur insu,  sans jamais chercher à le faire, sans vouloir donner une leçon ou servir d’exemples, elles témoignent de la naissance qui n’est pas de l’ordre de l’action mais se laisse voir dans le rêve ou la contemplation.
  • « L’Escapade du Puy Mary ». La mort accidentelle d’un homme, dans la montagne, elle aussi peut laisser voir dans le paysage où elle a eu lieu quelque chose comme une respiration qui le traverse : ce courant qui passe dans un souffle et se poursuit plus loin dans le regard du témoin ou la vie de ses enfants.

II – Deuxième partie : La vie discontinue

  • « Laissés au large ». Un poète, Machado, nous a montré  dans sa vie comme  dans ses poèmes,  comment on passe les frontières, qu’elles soient politiques, géographiques ou métaphysiques.  Cet effacement des barrières qu’il a su réaliser dans sa vie, d’autres avec lui ou avant lui l’ont eux aussi accompli : María Zambrano, Walter Benjamin, saint Jean de la croix. Ils ont su donner accès à un espace ouvert semblable à celui du poème, où la vie se révèle et le mouvement de la naissance qui est en elle. C’est dans un tel espace que peuvent être accueillis tous les réfugiés. Un espace pour l’espérance.
  • « Lettre au frère ». La vie, parfois, appelle à vivre à travers la figure d’un peuple pacifique et modeste où elle s’incarne provisoirement ou dans les mots s’effaçant d’une lettre ancienne qu’un jeune homme autrefois a laissée à son jeune frère, au temps de leur adolescence. Par cette lettre, par l’évocation de ce peuple, il exhorte son frère à vivre, quoi qu’il se passe ou puisse se passer, au-delà du vide qui parfois se rencontre dans une existence, à cause de sa fragilité.
  • « Il ne s’est rien passé à Auzillargues ». Une solidité, un appui, plutôt qu’une consolation, peuvent être aussi apportés par  la vie sous la forme d’un souffle traversant à la fois le marcheur et la montagne dont il parcourt les pentes comme si la montagne vivait, respirait, pensait à travers lui. Le prenait littéralement en charge, lui et son existence. Une montagne devenue en quelque sorte intérieure.
  •           « De l’intérieur d’un geste ». La vie peut se manifester  aussi sous la forme d’un geste, d’une suite de gestes qui ne sont pas tout à fait les nôtres, qui à la fois nous appartiennent et ne nous appartiennent pas,  dans la mesure où si c’est bien nous qui les accomplissons, c’est sans les avoir commandés, comme s’ils s’exécutaient sans nous, comme s’ils s’échappaient de nous ou nous précédaient. Comme s’ils se servaient de notre corps pour s’effectuer. Bien souvent il arrive, si nous leur faisons confiance, qu’ils nous sauvent  dans les moments périlleux de notre existence. Et tout au bout de ces gestes, c’est la figure de notre vie qui alors prend forme. Comme si  nous étions le don de ces gestes, le don que la vie se fait à elle même en se manifestant.  C’est l’histoire que raconte le dernier texte, récit mi-onirique mi-autobiographique, l’histoire d’un geste, d’une suite de gestes qui conduisent d’une course-poursuite  au geste d’écrire.

Texte de Jean-Michel Maulpoix, revue en ligne Le Nouveau recueil. Juillet 2017

http://www.lenouveaurecueil.fr/La%20vie%20discontinue.pdf

On est là un peu par hasard », dit la première phrase ; mais n’hésitez pas, poussez la porte de ce livre : La vie discontinue de Jean-Marc Sourdillon, publié aux éditions « La part commune ». Chacun des huit textes qui le constituent fait partager l’ouverture d’un passage. En chacun se propagent l’écho d’un souvenir et la trace d’une brisure. Entre récit et poème, chacun donne à lire et à éprouver un vertige, mais d’une manière étrangement calme, sur le ton familier de la confidence. Il arrive ainsi que le récit poétique, tout profane qu’il soit, tienne de la parabole.

Toujours, le sujet évoqué reste simple. Ce sont, par exemple, de très vieilles marques de griffes au fond d’une grotte, un dessin à la surface d’une paroi, qui paraît s’adresser à nous depuis la nuit primitive. C’est un vieil homme, là-bas, qui travaille dans son jardin et qui ne règne pas seulement sur les quelques volailles auxquelles il donne à manger, mais sur le temps, père de la lumière de l’aube aussi bien que des animaux et des plantes. C’est la maison du peintre Bonnard, où entrent encore après la mort de sa femme Marthe des clartés si vivantes que les gestes de naître et de mourir coïncident avec ceux de la peinture même.. C’est une lettre adressée à l’ombre d’un frère. C’est le souffle d’un parent très cher qui chute brusquement et s’éteint dans l’été… C’est une visite à la tombe du poète Antonio Machado, à Collioure, non loin de la frontière… Ce sont encore d’autres figures, d’autres instants, d’autres trajectoires et d’autres lieux qui se croisent et se creusent… Et ce sont autant de présences et d’attachements mesurés à l’aune de l’éloignement ou de la disparition. La mort en effet n’est jamais très loin, non plus que la naissance : elles impriment à ces proses le rythme de « la vie discontinue », ralenti et méditatif, parfois accéléré jusqu’au poème. L’on entend en effet, au fil de ces pages, quelque chose comme le cri assourdi d’une urgence. Attentive à cette palpitation, ce tremblement et cette hésitation qu’est l’existence, scrutant les moments où l’obscurité tressaille au dedans, l’écriture de Jean-Marc Sourdillon parcourt les multiples nuits avec lesquelles nous sommes aux prises.

Ce faisant, bien sûr, son livre nous parle aussi de la poésie et nous plonge dans l’obscurité où elle prend naissance. Encore n’est-elle pas là pour s’enfermer dans sa propre métaphore : jouir de ses reflets, fussent-ils crépusculaires, ne lui convient pas. Elle vise autre chose : elle regarde en face le noir dans lequel il lui faut descendre, elle palpe les parois des cavités d’obscurité qu’il nous faut traverser. Et elle apprend à secréter avec cette nuit même, la nôtre, sa propre lumière. Elle palpite comme un cœur dans le noir : elle est sa palpitation même.

Surtout, elle nous rappelle, au fil des portraits et des circonstances, cette vérité : si profonde que puisse être la solitude, nous ne sommes pas seuls dans notre nuit, mais accrochés les uns aux autres par notre désarroi. Sans les autres, n’existerait pour chacun que le vide. A la question implicite qui court au long de ces pages et qui demande où notre vie trouve la force de porter son fardeau de nuit, il semble que ce livre apporte trois réponses qui sont trois formes d’attention : à la fragile présence d’autrui, à la beauté sensible de ce monde et à la voix même où se loge notre parole. Ce sont là nos trois biens, nos trois respirations. C’est pourquoi il faut prendre avec soi La vie discontinue de Jean-Marc Sourdillon, le lire, le relire, et le conserver précieusement. Rares sont les livres de cette espèce.


Lettre de Thierry-Pierre Clément dans Le Journal des poètes n°4 de l’année 2017. Belgique

Cher Jean-Marc,

                   Sans tarder je souhaite vous écrire au sujet de votre livre, que je trouve splendide et qui me nourrit beaucoup. Je me sens très proche de votre sensibilité qui cherche à traduire « une autre espèce de vue ou de regard » (p. 12), « non pas pour inventer ce qui n’est pas / mais pour voir au travers de ce qui est là » (p. 29).

Il est beaucoup question de traversées d’ailleurs, dans La vie discontinue : traversée des signes à travers le temps dans « Le point de répondance », « À travers la rivière » dont le titre parle de lui-même, la traversée du cœur brisé par quoi « la maison ouverte » de Bonnard permet la levée d’un jour nouveau, celle de la vie à la mort (ou à un autre état de vie) dans « L’escapade du puy Mary » (en dépit des apparences, le monde est ouvert, troué de toutes parts, poreux à l’ailleurs – p. 78), celle de la frontière (de toute frontière) avec Machado ( l’ivresse de franchir – p. 106, et cette magnifique image maritime – p. 107 – qui montre que c’est, en fait, la frontière qui nous traverse plutôt que le contraire ; et ce jeu de mots, à la fois sonore et signifiant, entre spes et space où se murmure comme une prière d’intercession pour les migrants) ; ce n’est pas par hasard non plus que la « Lettre au frère » est écrite dans un train, lequel traverse un pays dont le nom est oublié (p. 109) – car où commence et où finit ce que nous appelons le « réel » ? –, lettre qui est aussi un appel, un signe par-delà le temps – et l’espace, cette fois – comme dans le premier chapitre ; à Auzillargues, la traversée de la clairière n’est-elle pas celle de nos perceptions habituelles qui ouvre à ce suspens du temps et des pensées et, par lui, à la jonction avec soi-même ? Enfin, « De l’intérieur d’un geste » parle encore de la traversée d’une frontière, qui prend même ici la forme d’une arche sur la mer, d’un pas sur le vide, pour ouvrir au consentement, à l’acquiescement, à l’abandon de soi, à l’amour enfin : Oui, maintenant, je savais traverser. J’avais appris à le faire : il suffisait, arrivé tout au haut de la vague, de la laisser aller. (p. 153) ; il n’y avait plus à gravir mais seulement à consentir (p. 147-148) ; et dans cette évidence des eaux premières, dans ce  temps comme hors du temps  (p. 148), le geste surgissant sans cesse, comme une main tendue avec d’autres ou vers d’autres, ouvre sur ce mot final de votre livre, ce mot magnifique, un des plus beaux de la langue française : « offert » (p. 154).

Ce qui est constant d’ailleurs, dans ces diverses traversées, c’est qu’il ne s’agit pas simplement de traversées solitaires – même si elles sont cela aussi : elles permettent de mieux aller vers soi. Mais il s’agit toujours de rejoindre l’autre. Et le merveilleux voyage que vous donnez à lire dans ces pages ne dit que cela, me semble-t-il : l’union avec soi-même ouvre à celle avec autrui, l’autre le plus proche mais aussi toute l’humanité. L’autre est le même. […] on veut toucher en soi et chez autrui […] le point de répondance / là seul où, en secret, se décide / la continuation de la naissance.  (p. 29).

La vie discontinue aurait pu tout aussi bien s’appeler La naissance continue, non ? C’est en tout cas ce que j’y lis en filigrane, que ces sortes de sauts discontinus par lesquels procède la vie ne révèle en creux que la continuité de son essence, comme la ligne mélodique d’une basse continue ou d’une tampura indienne. Tout naît perpétuellement à travers vos récits : une naissance chaque jour continuée  (p. 64) ; «nous savons que c’est à l’intérieur que ça se passe, qu’il faut descendre jusqu’à cette profondeur où tout passe plus lentement et où une à une sous la poussée les images naissent et se constituent […] ; celles dont nous avons besoin parce qu’elles permettent de passer plus loin. » (p. 125) ; « Nous venions, l’un et l’autre, de trouver le chemin de notre naissance », celui qui consiste à « consentir à nous abandonner »  (p. 147).

Le pont sans cesse jeté entre soi et soi, et soi et les autres, est absolument dynamique, il se crée à chaque instant. Nous ne rejoignons pas une fois pour toutes, nous rejoignons tout le temps (quand nous accueillons « l’intérieur du geste »). Le monde se fait ainsi à travers nous. C’est, en tout cas, votre intuition (votre certitude ?), votre prière, que traduit votre magnifique page finale (p. 153-154) : que ce monde, […] on le devienne soi-même, qu’on le porte en soi. Que le mouvement vienne de lui […], qu’on le crée, qu’on lui donne vie de ce côté-ci de la rivière […]. Qu’on se fasse provisoirement le lieu de sa gestation dans le temps. […] Peut-être qu’alors, grâce à nous, au milieu de nous il se mettrait à exister, […] on parviendrait à le laisser faire, à faire en sorte que grâce à lui, en lui, l’on advienne enfin, l’on naisse [c’est moi qui souligne] intégralement nous-mêmes. […] et que toujours dans son prolongement, désormais, j’allais surgir, ne pas finir de surgir, avec d’autres et vers d’autres, de la même façon, offert. 

 Ainsi votre livre me semble-t-il célébrer le retour à l’unité, l’unité avec soi, les autres, le monde, unité sans cesse à rejoindre, à recréer – nous pourrions dire aussi « source », ou « origine », en tout cas ce qui nous fonde en tant qu’hommes et donne sens à notre vie. Votre livre reflète une lumière qui contribue à guider le lecteur dans l’obscurité, tourne vers lui cette autre chose […], peut-être un amour, une autre espèce de vue ou de regard comme ceux parfois qu’offre l’art (p. 11-12). L’art littéraire qui est le vôtre (car, en plus, votre écriture est superbe !) offre pleinement cette « autre chose » : soyez-en vivement remercié !

Bien amicalement à vous,

https://lejournaldespoetes.be/

%d blogueurs aiment cette page :