La Pléiade


Entretien avec Jean-Pierre Lemaire, paru dans Le Journal des poètes 3 année 2014 (Belgique)

Rencontre avec Jean-Marc Sourdillon, par Jean-Pierre Lemaire (poète publié aux éditions Gallimard)

1 – Jean-Pierre Lemaire : Comment interpréter l’adhésion quasi unanime que suscite aujourd’hui l’œuvre de Philippe Jaccottet chez les lecteurs et les critiques, alors que, dans les années 70 et un peu après, elle semblait mise à l’écart par les courants les plus radicaux de la poésie contemporaine (le courant “textualiste”, par exemple) ? A quoi tiennent, selon toi, cet accord retrouvé avec la modernité (s’il a été perdu) et cette unanimité ?

         Jean-Marc Sourdillon : C’est un fait étonnant : pas une seule note discordante dans les nombreuses réactions qui ont suivi la parution de la Pléiade ; et surtout émouvant quand on constate que c’est cette voix, sans doute la moins brillante et la moins bruyante de toutes ses contemporaines, qui à la fin se détache et se fait entendre aujourd’hui. Une voix qui a su rester fidèle à l’intuition qui la fonde et à l’existence singulière dont elle vient et qu’elle prolonge.

         A cela peut-être deux explications. D’une part, le fait qu’à la différence de certaines poétiques, comme celle que tu nommes, la poésie de Jaccottet n’est pas liée à un système philosophique particulier ou à un maître à penser, elle ne se réclame ni de Heidegger, ni de Derrida, ni du structuralisme, ni des théories du texte ou de la déconstruction. Du coup, alors que les autres œuvres passent de mode en même temps que les courants de pensée qui les rendaient lisibles, elle, qui ne tire son autorité,  sa fragile autorité, que d’elle-même, résiste et tient. D’autre part, Jaccottet a toujours cherché à parler  d’une voix accordée à ce qu’il vivait, sans frime ni pose,  « il parle dans l’angle d’inclinaison de son existence, là où  créature s’énonce » pour reprendre la formule de Paul Celan. S’est ainsi construite peu à peu, dans cet ajustement constant de la vie et de l’écriture, une poétique, on pourrait tout aussi bien dire une éthique, de la justesse. Jaccottet la résume dans une formule saisissante : « juste de vie, juste de voix ». Les mots ne sont pas pour lui de simples signes, ils n’errent pas détachés de tout référent en se soumettant au travail souterrain du signifiant. Ils sont pour lui rattachés à de l’expérience vécue et l’enjeu de leur emploi est celui d’une survie. « Trop facile de jongler / avec le poids des choses une fois changées en mots ! ». Jaccottet est de ces poètes qui écrivent parce que leur vie en dépend. Parler, dit-il, « est porter un masque plus vrai que son visage ». Pas ou peu de jeu avec les signifiants dans cette poésie, pas de posture solennelle ni d’inclination pour le haut langage, pas de complaisance pour l’aridité, le silence ou l’hermétisme, pas de distanciation ironique non plus à l’égard des manifestations de l’émotion ou des frémissements lyriques. C’est cette gravité, cette honnêteté ou cette droiture, cette façon d’affronter le réel sans tricher dans le cadre d’une vie  singulière qui sans doute attache principalement ses lecteurs à l’oeuvre de Jaccottet et nous émeut tant. Dans une époque débarrassée des grands systèmes d’explication du monde, des idéologies qui ont fait tant de mal au siècle précédent, et où chacun fait ce qu’il peut, du mieux qu’il peut avec ce qu’il a, Jaccottet  incarne à nos yeux ce courage qu’il faut pour vivre intégralement sa vie sans céder à la tentation du désespoir, en maintenant une forme fragile et pourtant fiable d’espoir (peut-être d’autant plus fiable qu’elle est fragile) en se fondant sur des lueurs entraperçues et incertaines qui valent par la qualité d’émotion qu’elles font naître. Ce sont ces lueurs que la poésie recueille. Jaccottet a consigné cette sorte d’éthique dans une note de ses carnets que nous citons souvent, nous qui aimons sa poésie, parce qu’elle est centrale :

« La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement. C’est cela qui est presque impossible aujourd’hui ; mais je ne puis imaginer d’autre voie. Poésie comme épanouissement, floraison, ou rien. Tout l’art du monde ne saurait dissimuler ce rien. » La Semaison, Février 1976

2 – La poésie de Jaccottet n’a jamais renoncé à évoquer les grandes questions que nous posent l’énigme de vivre, le deuil, la beauté, voire l’espérance d’une vie future. Comment la poésie chez lui peut-elle prendre en charge ces questions en restant fidèle à sa vocation propre ?

         Les grandes questions qui traversent l’existence de tout un chacun, traversent aussi la poésie de Jaccottet. Et ce qui est beau, c’est qu’elles sont posées non pas d’une manière exclusivement théorique comme dans la philosophie par exemple, mais du sein même d’une existence singulière, au hasard des circonstances, des difficultés rencontrées, par quelqu’un qui se définit comme un homme ordinaire.

         Jaccottet compare souvent les mouvements de sa poésie à ceux des deux plateaux d’une balance cherchant l’équilibre. C’est le travail de l’écrivain que de chercher cet équilibre en soupesant ses mots chargés chacun d’expériences authentiquement vécues. Sur l’un des plateaux de la balance, les questions, celles que tu dis, face à la souffrance sous toutes ses formes, le deuil, la perte, l’angoisse et face aussi aux pensées, aux représentations trompeuses imposées par l’époque qui tend à nous les masquer, ou à les trahir.  Sur l’autre, les réponses, à chaque fois surprenantes, données par la vie elle-même, et qui sont infiniment fragiles et fuyantes, et obscures,  pareilles à des énigmes tout ensemble sensibles et spirituelles. Si ces réponses peuvent faire le poids, et nous bouleverser autant que les questions nous déstabilisent, ce n’est pas du fait de leur nature, infiniment frêle, mais de la profondeur de la souffrance et de l’angoisse qui les précèdent. Plus l’ombre est noire, plus les lueurs y sont discernables. Ce sont elles que recueillent les poèmes, pour les transmettre et les faire rayonner. Les questions sont le plus souvent formulées dans un langage conceptuel ou analytique, et accompagnées d’un intense travail réflexif comme on peut le voir dans des livres comme L’Obscurité ou Eléments d’un songe. Parfois elles sont un cri de pure douleur.Les réponses, elles, doivent s’inventer à chacune de leur manifestation un nouveau langage pour se dire, non pas que ce qu’elles ont à dire soit nouveau (il s’agit à peu près toujours du même message comme s’en étonne et parfois s’impatiente Jaccottet), mais pour être efficaces, il faut qu’elles soient vivantes, et donc à chaque fois uniques, qu’elles proviennent de la vie et touchent la vie du poète ou de son lecteur en son coeur. Voilà pourquoi elles parlent un langage concret dont l’autre face est spirituelle. Pas d’idées ou de thèses, dans ces réponses, mais des émotions, nées pour la plupart d’une rencontre avec des fragments de paysages lors des fréquentes et intenses promenades autour de Grignan, ou de la fréquentation des œuvres des poètes, des peintres ou des musiciens. Songe à ce que serait pour ton ouïe, / toi qui es à l’écoute de la nuit, / une très lente neige / de cristal. Le travail du poète est d’inventer le langage de ces réponses en se laissant guider dans le choix de ses mots par le mouvement de son émotion  de façon à ce qu’elle le conduise jusqu’à sa source. Là est la nécessité de la poésie, là est aussi sa difficulté : viser de la manière la plus précise et la plus rigoureuse possible quelque chose d’évasif, qui s’échappe à tout instant du côté de l’obscur et de l’indéterminé ; non pas traduire l’expérience dans le vocabulaire des idées claires, mais dire la singularité d’un événement à la fois extérieur (une rencontre avec le dehors) et intérieur (le surgissement d’une émotion d’origine spirituelle) ; trouver, inventer un langage qui soit à la fois celui du concret (des cris d’oiseaux entendus dans la lumière, une chute de neige, la chaleur d’un chemin couleur de terre) et celui du secret, « l’imminence d’une révélation qui ne se produit pas » selon l’heureuse formule de Borges notée par Jaccottet dans ses carnets. Il donne tôt l’une des meilleures définitions de cette conception de la poésie comme réponse énigmatique du monde dans l’un des chapitres d’Eléments d’un songe :

         « Que reste-t-il ? Sinon cette façon de poser la question qui se nomme la poésie et qui est vraiment la possibilité de tirer de la limite même un chant, de prendre en quelque sorte appui sur l’abîme pour se maintenir au-dessus, sinon le franchir (qui serait le supprimer) ; une manière de parler du monde qui n’explique pas le monde, car ce serait le figer ou l’anéantir, mais qui le montre tout nourri de son refus de répondre, vivant parce qu’impénétrable, merveilleux parce que terrible… […] C’est comme si l’homme, chaque fois qu’il touche le monde, ou autrui, dans sa réalité, c’est-à-dire, selon moi, avec sa part d’obscurité irréductible, avec son abîme, avec son refus de répondre à la question posée, avec ce qu’il a de définitivement insaisissable (quelle que soit l’évolution de la science, qui est d’un autre ordre), eh bien ! c’est comme si l’homme, à ce moment-là, découvrait que le monde, ou autrui, chante (ou prend forme, ou s’insère dans un ordre, ou se crée un ordre). » Eléments d’un songe, « Poursuite »

         La poésie de Jaccottet nous conduit jusqu’au seuil d’une révélation mais pas au-delà. Elle est la forme d’une émotion qui ne correspond à aucun concept, aucune idée,  qui n’entre dans aucun système de représentations préexistant et qui demande donc une formulation adéquate pour apparaître. Les formulations abstraites, encore présentes, au début – le plus souvent empruntées à d’autres, comme Rilke, Musil ou Hölderlin, cèdent progressivement la place à des suggestions concrètes, des images à peine posées, des apparitions disparaissantes : « un froissement dans l’air », « des pointes de cristal », la luminosité d’une fleur de liseron dans la poussière des chemins.

         Cet ajustement contant des questions inquiètes et des réponses énigmatiques dessinent un mouvement profond, le plus souvent tacite, que tu nommes parfaitement dans ta question : le mouvement d’une espérance. Peut-être pas seulement d’une vie future. Les choses ne sont pas aussi définies. Sans doute plus globalement de la possibilité d’un sens surgissant à l’intérieur de nos existences. Mais la question de la résurrection est en effet abordée dans certains textes. A partir du mot Russie, notamment, se présente comme une traversée de l’imaginaire russe, mais à la lecture, il se révèle plutôt   comme une tentative pour inventer un pays « à l’est du cœur » où il serait loisible de prononcer sans réticence ce mot, « résurrection », dont le sens se serait perdu ou serait devenu impensable aujourd’hui dans le contexte de civilisation qui est le nôtre. De même, la série de fragments intitulée « Violettes » dans Et, néanmoins, si brève, si fragile qu’elle passe presque inaperçue, tourne tout autour de l’épisode de l’apparition du Christ ressuscité à Marie de Magdalena, lorsqu’elle le prend pour un jardinier. Du texte de saint Jean, il ne reste presque rien, juste une allusion aux bandelettes. L’étude du manuscrit montre que toutes les autres mentions, beaucoup plus nombreuses, beaucoup plus explicites, ont été gommées. Mais filtrent à travers les mots comme un souvenir de cette apparition, une lumière infiniment frêle, comme ces fleurs qui en portent la nouvelle, une limpidité, une fadeur, un parfum. Présence d’autant plus vive, et persuasive, qu’elle a été effacée, et qu’elle laisse le lecteur libre de faire apparaître ou non dans sa pensée cet événement que le texte ne dit pas mais où il conduit. Le texte signale d’ailleurs, au moment de finir, cette limite où se justifie le recours à la poésie : « L’infime, qui ouvre une voie, qui fraie une voie ; mais rien de plus. Comme s’il fallait bien autre chose, que ne me fut jamais donné, pour aller au-delà. // Frayeuses de chemin, parfumées, mais trop frêles pour qu’il ne soit pas besoin de les relayer dans le noir et dans le froid. »

         Apparaît ici, comme dans la plupart des textes de Jaccottet, ce qui est à mes yeux la raison d’être de la poésie, et qui nous rend si nécessaires aujourd’hui des œuvres comme la tienne ou comme celle de Philippe Jaccottet : cette façon si particulière  d’employer le langage pour  ouvrir un espace où essayer l’espérance. On découvre, en lisant ce poète, que c’est loin d’être facile et souvent douloureux. Tu es bien placé pour le savoir.

3 – Sa démarche poétique se nourrit souvent des rencontres qu’il fait dans la campagne autour de Grignan. La figure humaine y semble peu présente, comme paraît l’indiquer le titre d’un de ses livres: “Paysages avec figures absentes”. Quelles réponses la nature peut-elle apporter aux interrogations sur le sens de la vie qui ne cessent en même temps de surgir en lui ?

         La nature étant lieu de l’affrontement direct avec les contraintes matérielles qui pèsent sur l’existence humaine – nous avons, nous sommes un corps au milieu des autres corps vivants ou inertes -, la nature étant par conséquent le lieu privilégié de la révélation de notre finitude, il est donc logique que ce soit là, dans sa proximité, que se place celui qui veut, en toute lucidité, donnant de la tête et du cœur contre ce mur, dégager une sorte d’issue ou de brèche susceptibles de fonder un espoir, d’apporter une lumière. Toute la poétique de Jaccottet se fonde sur ce pari.

         Ce qu’il vient trouver dans ses promenades, la réponse qu’il attend de la nature au sortir de ses nuits d’insomnie, c’est, révélée dans l’expérience de la beauté, une preuve de la continuité mystérieuse qu’il peut y avoir entre l’esprit humain et la matière, l’un et l’autre n’étant que les formes provisoires d’une même énergie circulant à travers les choses et les êtres dans un espace à la fois ouvert et ordonné.  Il n’a pas de nom pour désigner cette énergie ; il ne l’évoque directement qu’en de rares occasions. « Les poèmes sont des parcelles d’énergie verbale qui se fraient un chemin quelquefois très profondément en nous, et capables de nous modifier. »  Il n’a, pour la nommer, que des images, celles qui surgissent au-devant de lui dans ses promenades, très concrètes, émanant du monde, oiseaux, fleurs, montagnes et rivières, figurant non pas l’être humain, mais ce qu’il y a de plus humain, peut-être, dans l’humain. Cette vision, Jaccottet l’a tout à la fois expérimentée comme une intuition dans son plus jeune âge et reçue en héritage, des mains, si je puis dire, de celui dont il fera son maître, Gustave Roud : « la poésie (la vraie), lui écrit celui-ci, m’a toujours paru être une quête de signes au cœur d’un monde qui ne demande qu’à répondre, interrogé il est vrai selon telle ou telle inflexion de la voix. » Il en trouvera confirmation dans les œuvres des grands poètes admirés : le Weltinnenraum (espace intérieur du monde) de Rilke, la pureté de la lumière et la puissance des fleuves chez Höderlin, l’autre état chez Musil, le violence des torrents et la résistance minérale du sol chez Mandelstam, l’art de mettre en résonance les choses chez les maîtres du Haïku, le noyau invisible et le bondissement des daims chez Jean de la croix, etc.

         Voilà pourquoi, entre autres, je trouve très contestable le reproche qui est parfois fait à Jaccottet d’écrire une poésie qui ignore la présence humaine. Ce n’est pas à l’auteur de Figure humaine évidemment que j’apprendrai que le visage humain nécessite pour apparaître une terrible défiguration divine. C’est un peu de cela dont il s’agit dans le choix de ce titre, Paysages avec figures absentes : de la disparition de la représentation anthropomorphique des dieux dans la peinture classique, notre modernité réclamant une autre forme de représentation, passant principalement par l’absence. Le divin serait devenu infigurable à partir du XX° siècle. Peut-être peut-on en dire autant du visage humain (ce n’est pas sans lien). Il y a d’autres façons de parler de l’humain que d’en faire le thème d’un poème ou d’un récit ; thématiser autrui, en faire un personnage, parler de lui à la troisième personne du singulier, c’est, comme nous l’a appris Emmanuel Levinas, nier son visage, nier ce qu’il a de vivant, et de surnaturel, et qui toujours s’échappe dans le mystère de l’altérité, c’est le transformer en image, le figer et l’éloigner de soi. La figure humaine apparaît dans l’œuvre de Jaccottet, rarement il est vrai, mais toujours de façon bouleversante, figure blessée, humiliée, menacée dans les livres de deuil (la figure du maître dans Leçons ou l’évocation d’Andréa Cady dans « La loggia vide »), beauté du visage souriant, des corps aimés ou désirés dans tant d’images heureuses (dans Airs par exemple, où peut se lire en filigrane l’histoire d’une passion). Mais le plus souvent c’est sous la forme du destinataire qu’elle apparaît, à l’horizon du poème, en tant que vis-à-vis, celui à qui l’on s’adresse, à qui l’on « fait passer » l’événement du paysage ; et c’est aussi parfois sous la forme d’une voix habitant le poème, venue d’à côté, ou d’autrefois, soutenant, accompagnant, prolongeant celle du poète, en voisine, si l’on veut, ou à la façon des choristes. On remarque, en lisant attentivement les poèmes, ou en étudiant les manuscrits, que Jaccottet n’est jamais seul quand il écrit, que toujours il est en dialogue avec un autre poète, à qui il laisse parfois la parole, et qui vient le conforter dans ses moments de doute ou de crise. Il est émouvant de constater que c’est souvent à Hölderlin, le poète blessé, que Jaccottet fait appel quand il butte sur un obstacle infranchissable – à quoi servent les poètes dans les temps de détresse ! Nombreux sont par ailleurs les poèmes qui sont adressés à quelqu’un de particulier. On le voit dans les dédicaces, notamment. Mais pas seulement. En consultant les manuscrits, on découvre que certains des plus beaux textes sont de véritables lettres comme, par exemple, dans Après beaucoup d’années, les textes évoquant Andréa Cady, « La loggia vide » et « Le retour du troupeau », qui sont des réponses tragiques à des cartes postales de la jeune femme, ou, dans le même livre, les deux poèmes de « Musées » qui sont  écrits pour Henri Thomas en train de mourir, ou enfin le très beau premier poème de « Notes nocturnes » qui est une réponse à une lettre de Bernard Simeone. Un texte plus ancien, comme « La perte perpétuelle », n’est ni plus ni moins que la transcription d’une lettre à Gustave Roud : « je voudrais envoyer des nouvelles de confiance à mes amis que le silence altère et détruit ». Et enfin la présence de la mère hante les pages des Cormorans, et colore de tristesse les paysages de Hollande et des Pyrénées, c’est le récit d’une vieillesse et d’une mort qui se lit-là, en filigrane dans les paysages et les musées, et un poignant mouvement de compassion qui vous saisit à la lecture. Il y a chez Jaccottet une sorte de pudeur ou peut-être un art du secret et de la retenue qui font que d’être cachées, les présences humaines, dans ses poèmes, nous apparaissent avec d’autant plus de force et de netteté que si elles avaient été explicitement décrites. Peut-être est-ce aussi grâce à  la structure privilégiée de l’adresse qui soutient la parole, que cette énergie, ou cette lumière, venues de la nature, se communiquent au lecteur et le relancent dans sa vie.

4 – Jaccottet mêle volontiers vers et prose. Les carnets de “La Semaison” constituent une part importante de son œuvre et les “notes” occupent une place croissante dans les derniers recueils. Dirais-tu que la prose est chez lui un chemin vers la poésie ? Discernes-tu une évolution de ce point de vue dans son parcours ?

              Il y a toujours eu des notes dans l’écriture de Jaccottet, dès les premiers livres, dans L’Effraie, L’Ignorant, La Promenade sous les arbres, dans ses essais de poétique, ses lectures critiques etc… La note est, comment dire, l’unité de mesure, l’atome, le nombre premier de cette écriture. Le substrat originel d’où tout part. C’est pourquoi l’on peut considérer Les Semaisons comme la matrice véritable de l’œuvre.Les notes sont ensuite soit laissées à l’état brut dans les carnets, soir réélaborées, assemblées, à la manière des notes de musique, pour donner un poème ou une prose poétique. Aussi la question du rapport entre poésie et prose n’est-il pas aussi fondamental qu’il paraît. Le poétique est dans la note avant d’être dans le vers ou le fragment.

              Il faudrait, avant d’entrer dans le débat, distinguer deux formes de prose : la prose poétique et la prose narrative. De la seconde, il s’agit surtout de sortir. L’histoire, le récit qui la conduit, sont nécessaires pour se repérer dans le désarroi et pour s’extraire d’une crise. En cela, ils préparent le chemin de la poésie. Un récit comme L’Obscurité  qui est fait d’un emboîtement d’histoires, est particulièrement représentatif de cette fonction attribuée à l’écriture narrative. Partant, en faisant du récit un moyen mis au service de la poésie, l’oeuvre de Jaccottet apparaît comme une sorte de défi lancé au modèle narratif dominant aujourd’hui. Elle invente une forme d’écriture qui conduit ailleurs qu’à la fabrication d’une image de soi ou de soi dans le monde,  et elle échappe au modèle de l’identité narrative produite par le roman. Il ne s’agit pas dans la poésie, d’être quelqu’un, ou de savoir qui l’on est, il s’agit d’être tout court, ou de vivre, ou encore de se laisser naître. La vie apparaît plus vaste que le récit qui la dit, voilà pourquoi elle réclame que l’on invente d’autres formes pour apparaître, que l’on recoure à la poésie, soeur de la vie comme l’avait pressenti Pasternak.  

       Très différent est le statut de la prose poétique dans l’oeuvre de Jaccottet. Au tout début, le poème est le but, l’objectif, l’aboutissement du travail d’écriture. La prose n’intervient qu’en second, pour préparer le terrain, déblayer les voies d’accès au poème comme on le voit dans les carnets des Semaisons, La Promenade, Eléments d’un songe ou L’Obscurité. Elle sert à analyser, comprendre, écarter, définir, tracer la voie. Exercice spirituel de désencombrement intérieur, d’explication avec soi-même, d’éclaircissement, de discernement. La prose également intervient dans l’élaboration du poème : elle est son premier état, sa substance étalée avant qu’elle ne soit montée en poème, dressée verticalement comme une échelle dans la page selon le rythme, le vers et la rime. On le voit  dans le manuscrit de Leçons, ou dans des exercices comme « Le Cours de la Broye » ou « Travaux au lieu-dit de l’étang ».  Un poème comme « Nuages de Novembre », dans A la lumière d’hiver, provient de l’association et de la réélaboration de deux notes en proses de La Semaison (73 et 75).

       Mais dans un second temps, vers la fin des années 70, à peu près au moment de Beauregard et de Pensées sous les nuages qui sont les derniers livres composés exclusivement de proses ou  de poèmes, le rapport s’inverse. Il arrive que le poème soit premier, comme une sorte de brouillon, et que ce soit la prose qui se présente comme la forme accomplie de l’expression, l’aboutissement de la recherche. Ainsi, une première version de la prose intitulée « Beauregard » se trouve sous la forme d’un poème entre parenthèses, cerné par des points de suspension dans Pensées sous les nuages (p.719, Pléiade).La poussée créatrice a fait craquer les contours du poème. Le livre Après beaucoup d’années naît tout entier de l’abandon de poèmes (« Crocus », « Aubépines »), ou plutôt de leur réécriture en prose qui libère le rythme et le flux des images.  De même la prose « Au col de Larche », se rêve d’abord comme un poème mais se réalise comme prose à cause, précisément, de la pression des images, de l’urgence et de l’ampleur du rythme, de la nécessité de la durée, de la dilation extrême de l’instant poétique, de l’élargissement de la vision. C’est désormais  dans le rythme, comme l’avait bien noté autrefois  Henri Meschonnic, plutôt que dans le vers que se concentre la poésie : « le rythme est l’organisation du mouvement de la parole dans le langage par un sujet ». Or la prose, par son étalement, permet au rythme de s’installer, de se déployer librement, et de déployer du même coup la vision. En outre, c’est dans la prose, parce qu’elle peut détailler, que se dira le mieux cette découverte de la « fraîcheur acide du particulier » en quoi consiste l’événement poétique par excellence pour Jaccottet. On constate à l’inverse qu’à partir de Chants d’en bas, les poèmes servent  principalement, en dehors de rares exceptions, à interroger la poésie, à déplorer sa perte ou à se révolter contre elle.

       Entre ces deux tendances, ces deux moments, il y aura eu cette progressive dislocation du poème : enjambements, rejets, contre-rejets d’abord ; passage de la forme discours à la forme du poème-instant façon Haïku, sans rimes ni homométrie, puis la dislocation du poème lui-même, qui ne saurait plus être autonome et refermé sur lui-même, qui demande un prolongement, se compose en suites, en séquences, bref, le lyrisme ne cesse de tendre vers la prose, au point que Jaccottet finit pas ne plus séparer proses et poèmes dans les derniers livres.

         Bien sûr les poèmes sont très beaux, parmi les plus beaux qui se sont écrits aujourd’hui, il faut le dire et le redire, par ce qu’ils expriment de douleur, de beauté, de déchirant ou de lumineux, parce qu’ils sont à la fois très musicaux et déchiquetés, en lambeaux… Mais, comme Jaccottet le remarque, ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus spécifique ou d’original dans sa poésie. C’est dans la prose qu’il s’est fait le plus inventif. Il le dit dans un entretien resté inédit où il constate qu’il y a deux versants dans son œuvre. D’un côté, je le cite, « des poèmes proprement dits, de la poésie lyrique, comme les poètes lyriques en ont fait, avec comme matière, comme la poésie dite lyrique, le sentiment du temps, des saisons, l’angoisse ou la révolte devant la mort, les sentiments amoureux aussi, et puis la sensibilité à la nature… Je rejoins la cohorte des poètes lyriques ». Et puis, de l’autre côté, les textes en proses, dont l’écriture a fini par devenir, dit-il, son activité principale, « tant de livres » et dont il dit, je le cite à nouveau : « c’est là, ajoute-t-il, que je suis quand même le plus original parce que dans la littérature actuelle, ça n’existe pas ».

5 – Tu as pris une part essentielle dans l’élaboration de l’édition de la Pléiade, avec José-Flore Tapy, Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Fabio Pusterla qui a  écrit la préface. Pourrais-tu nous dire l’intérêt à tes yeux de cette édition, dont la parution du vivant de l’auteur est un événement exceptionnel ?

         Le volume de la Pléiade offre dans une présentation chronologique toute l’oeuvre de création de Philippe Jaccottet, avec, en appendice, deux discours éclairants sur sa poétique.

         Nous nous sommes efforcés dans l’appareil critique de mettre notre connaissance de l’oeuvre et de son contexte au service de l’histoire de son écriture, de nous faire littéralement les narrateurs d’une écriture au point qu’il peut se lire comme une sorte de roman, de roman de la poésie comme il en existe d’autres (je pense, par exemple au Docteur Jivago de Pasternak où l’on voit, là aussi, mais il s’agit de fiction, les poèmes sortir du récit d’un existence, comme si le roman en était la préface ou la présentation.) L’histoire de cette écriture est d’autant plus prenante qu’elle n’est pas une fiction, qu’elle est même le contraire d’une fiction, sous-tendue par la recherche d’une vérité davantage pressentie que démontrée et qui demande, pour être saisie, un instrument poétique particulièrement  adapté et toutes les facultés d’un esprit à la fois sensible, agile et cultivé.

         Une même intuition de ce qu’est la poésie est poursuivie toute une vie et l’on voit comment, avec les années, elle se précise, s’éclaire, au fur et à mesure que l’instrument pour la dire se perfectionne et s’aiguise. Cela apparaît avec particulièrement de netteté dans les manuscrits auxquels Philippe Jaccottet a eu la générosité de nous laisser accès. On y découvre le poète au travail : ce sont de vrais champs de bataille tant la recherche des mots justes est exigeante et sans complaisance. On sent que le sort d’une vie ou, parfois, d’une survie se joue dans le choix de ces quelques mots. Constamment j’avais à l’esprit en les lisant, cette phrase de Rimbaud :  » Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ».

6 – L’itinéraire suivi avec scrupule mais continuité et persévérance par Philippe Jaccottet a été tracé à l’écart des modes littéraires et des courants. Comment, à tes yeux, se prolonge-t-il  dans le paysage de la poésie contemporaine ? A-t-il des héritiers, des continuateurs ?

                   Là, je ne suis sûr de rien et il ne s’agira que d’impressions, nécessairement subjectives et nécessairement contestables. Je verrais deux sortes de continuateurs, les épigones d’abord, ou les imitateurs, ceux qui se contentent de reprendre la forme d’un langage sans parfois bien comprendre son sens ou sa nécessité. Ceux qui versent, par exemple, dans la description purement objective du monde, dans le factuel ou le procès verbal sous prétexte qu’ils entendent faire une poésie concrète, une simple mise en rapport sans images des objets qu’ils ont sous les yeux. Poésie souvent vide, à mes yeux. Ceux également qui versent dans le pastiche pur et simple, certainement sans s’en rendre compte, en toute bonne foi, ce qui donne parfois de beaux livres en apparence, mais qui sont sidérants parce qu’on y retrouve tout Jaccottet, la même intrigue, les mêmes rythmes, les mêmes tournures de phrases, les mêmes inflexions de voix, les mêmes soucis et les mêmes déplorations. Livres, du coup, inutiles pour leurs auteurs comme pour nous-mêmes.

         A côté de ceux-là, il y a ceux qui ont su intégrer les découvertes ou les manières de faire de Jaccottet à leurs propres recherches. Et ils sont nombreux. Autrefois, des poètes comme Pierre-Albert Jourdan, Bernard Noël ou Jacques Borel ont dit leur admiration. On trouve aujourd’hui d’autres admirateurs  parmi des poètes étrangers, Fabio Pusterla ou Antonella Anedda, par exemple, pour les Italiens ; parmi les poètes français qui revendiquent ouvertement son héritage, on peut nommer Jean-Michel Maulpoix, Gérard Bocholier, Sébastien Labrusse, Michelle Finck , Pierre Dhainaut peut-être, sans doute beaucoup d’autres ;  on en trouve également parmi les essayistes, Jérôme Thélot, par exemple, ou Jean-Luc Steinmetz ; plus étonnant, parmi les musiciens, Renaud Capuçon ; un romancier, Peter Handke a rédigé un bel hommage… Sans doute penseras-tu à d’autres, dont les noms m’échappent. Mais parmi ceux qui me semblent le plus proches de Jaccottet, avec chacun leur manière propre, leur univers singulier, je voudrais citer  deux noms de poètes, pour terminer, parce qu’ils sont l’avenir : Judith Chavanne, qui avait écrit un bel essai sur l’œuvre de Jaccottet (Une Poétique de l’ouverture) et Jean-Pierre Lemaire (tu connais ?), qui, dans Le Cœur circoncis, avait dédié une très belle suite de poèmes à Philippe Jaccottet, « Le dieu dehors », dont j’extrais ce passage :

                   Dehors était l’amour

                   seul comme un soleil en marge des mondes

                   nous illuminant au seuil de nous-mêmes

                   et nous avons crié vers lui

                   nous avons tendu les bras pour qu’il nous prenne

                   quand nous tenions encore

                   sans le savoir, à l’ombre

                   à la maison des morts.

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