
Préface aux Résidents, pièce de Mathieu Hilfiger parue aux éditions Thot, 2016
Les Désirants
Cela commence un peu comme une pièce de Beckett (En attendant Godot par exemple).Le monde s’est tout entier concentré sur l’espace du plateau, une cour d’immeuble. Dehors, c’est l’inconnu et le chaos, la guerre de tous contre tous. Seule une messagère, la factrice, vient de temps à autre apporter des nouvelles du dehors et la description qu’elle en donne est toute différente : le printemps, le forsythia en fleur, la montée des sèves et le rapprochement des corps. Mais sur le plateau, on s’ennuie. Alors pour se désennuyer on parle, on s’agite (plutôt que l’on agit). Manquent un projet, une unité, un horizon, une harmonie. Comme on ne sait pas quoi dire, on dit à peu près n’importe quoi, on réinvente le jeu du dialogue, on joue sur les mots, on crée des chorégraphies sans grâce, on joue au docteur, on se tripote. On boit. On dort. On attend.
Mais, surprise, ces huit « personnages en quête d’auteur » finissent par produire, à partir de l’absence et de leur entêtement dialogique, leur propre écrivain. À force de tourner et retourner les mots dans leurs sons, leurs sens et leurs effets sur les autres, ils dégagent une issue, ou le commencement d’un sens, ils sont même sur le point de découvrir ce qui pourrait être l’origine du sens.
Les résidents, ce sont les habitants d’un immeuble, voisins, concierge, docteur, doyenne, vierges folles, prisonniers à des degrés divers de leur solipsisme comme le montre le rêve du docteur, qui ne saurait le conduire à autre chose qu’à échanger son moi contre un autre lui-même. On ne sort pas de soi dans cette cour d’immeuble où les seuls déplacements sont intérieurs, on semble condamné au solipsisme à cause de la peur qu’on a du dehors, et peut-être plus encore, de soi-même, de sa propension à rêver, à ouvrir la grande tour du moi au vent tourbillonnant de l’imagination. On s’est amputé de tout commencement de singularité, voilà pourquoi sans doute ces personnages n’ont pas de prénoms ou de noms propres, réduits à leur fonction (docteur, concierge, factrice), à leur place (voisin, autre voisin), ou leur dimension de fantasme : les vierges folles. Le doublement de certains personnages, comme souvent dans l’écriture comique, accentue le sentiment de dépersonnalisation.
Il y a un moyen pourtant de cesser de piétiner, de ratiociner, de s’enliser dans sa situation, et qui permettrait d’entrer dans le courant de sa vie singulière : désirer – très exactement le contraire de résider. C’est à quoi travaille cette pièce, le mouvement de ses dialogues, l’invention de ses situations : à transformer les résidents en êtres désirants. Et elle y parvient en partie. Mus par leur désir, des personnages se déplacent, sortent de leurs rôles : le docteur désire une vierge folle, l’autre voisin l’autre vierge folle, et le voisin, enfin, aime la factrice au point de la devenir.
Mais si le désir introduit le mouvement, ou du moins sa possibilité, dans l’enceinte très fermée de cette cour d’immeuble, ce n’est par pour autant qu’il propulse les résidents dehors, on reste entre soi, il faudrait autre chose pour les extraire de leur solipsisme. Cette autre chose, paradoxalement, c’est du vide, de l’absence, comme l’a très bien compris la factrice. L’absence de l’objet désiré. Il faut susciter un manque essentiel. C’est cette absence qu’on lit dans les lettres d’amour sans réponse que la factrice aime recueillir ou écrire pour les habitants de l’immeuble. C’est cette même absence où elle finit par sombrer elle-même, victime sacrificielle du ressentiment des résidents parce qu’elle fait pour eux le lien entre le dedans et le dehors, parce qu’elle porte en elle la part du rêve et de l’horizon et qu’elle y expose les autres en s’y exposant elle-même. Mais, par contrecoup, la disparition de la factrice produit un sentiment de manque chez le voisin qui la désire, et cela le transforme. Il devient à son tour facteur, facteur par substitution, celui qui recueille ou écrit les lettres d’amour pour introduire le sentiment du large, le tourbillon et les vents du dehors à l’intérieur de la cour. Il devient, comme la factrice avant lui, qui l’a formé, celui qui fait vivre la petite communauté des résidents, donne sens à leur vie en leur donnant un horizon, en les reliant au dehors, à ce qui n’est pas eux, à ce qui leur manque et dont ils ne savaient pas que cela pouvait leur manquer, à cet endroit où la vie hésite entre l’ordre et le hasard, l’un et le multiple, oscille sans jamais se décider pour l’un plus que pour l’autre, et nécessite de passer par l’écriture pour se poursuivre et s’orienter.
Parce que, c’est ce que nous apprend la factrice, c’est lorsqu’on parle en vain, face au large, au vide et à l’absence, que de très loin, parfois, longtemps après et même trop tard, une réponse vient ou peut nous parvenir. C’est peut-être cela écrire ; ou pour cela qu’on écrit : pour que vienne d’on ne sait où l’improbable réponse, celle, davantage qu’une simple consolation, qui illumine, emplit, submerge au-delà de toute attente. Le rêve, annonciateur du réel. Un poète autrefois l’a écrit : « En vain, c’est là d’où vient le vent » (Marina Tsvetaïeva).
On lit Les Résidents avec un franc, un frais, un vivant plaisir ! On s’amuse vraiment, c’est drôle, légèrement burlesque et très poétique. Et ça ne veut pas rien dire ! Dès le début, on tombe amoureux de la factrice et on est triste de la voir partir. On écoute les élucubrations des deux voisins, on rit au rêve du docteur, on étouffe dans cette cour d’immeuble (on en a connu de pareilles à Paris et ailleurs dans les villes où l’on a séjourné).
L’impression globale est très forte : celle d’une grande évidence, on a l’impression que Mathieu Hilfiger a toujours fait ça : écrire des pièces de théâtre. On se demande où il a été cherché ce naturel, c’est très impressionnant. Il a à la fois le sens de la situation, le sens de la scène et le sens de la réplique. Il sait susciter par une accélération verbale ces sortes d’ouvertures poétiques ou philosophiques dans le dialogue, qui donnent parfois le vertige et qui peuvent êtres très belles ; il a l’art du contraste révélateur et sait faire en sorte que les moments forts coexistent avec des calembours d’almanach Vermot (« mettez-y de la moutarde » – « comme il me tarde » ; « dehors, on s’entredévore » ; « facteur, farceur, facture »), que les scènes franchement coquines voisinent avec des scènes franchement sentimentales ; il connaît la valeur dramaturgique de l’objet, son aptitude à occuper l’espace scénique, à provoquer les mouvements des corps, à animer le dialogue et à engendrer les significations ; par un traitement à la fois comique (l’étrangement de l’objet familier) et poétique (la part du rêve ou de la perspective métaphysique) il parvient à lui donner un statut ambivalent : faut-il rire ou admirer, se moquer ou s’étonner ? Souvent on ne sait pas ; sans doute les deux à la fois. C’est ainsi que le plan de la résidence avec ses issues de secours se transforme en carte du ciel ou du destin, figure du sens absent puisque l’auteur et le metteur en scène ont déserté ; que le gros colis cubique permet de poser la question de l’un et du multiple ; que le petit canif et le bloc d’ordonnances transformés en stylo et en carnet, sondent le rôle de l’écriture : blesser ou guérir ? Rien d’attendu dans cette pièce où la voie comique est un moyen privilégié de rejoindre par intermittence les choses graves. Des personnages stéréotypés ou caricaturaux connaissent leurs moments d’illumination qui les grandissent comme lorsque la concierge se transforme sous les yeux du spectateur et devient avatar, à elle toute seule, du chœur tragique (ou du bonimenteur brechtien), sans la tragédie mais avec son souvenir (ou, peut-être, sa nostalgie). C’est elle qui dit ceci sur le théâtre : « on a la tête bien faite, on vient au théâtre comme on vient au zoo, on est plein de pitié pour les humains, plein de bonnes intentions, tant que nos mains restent propres ». D’où ce sentiment de jubilation que l’on éprouve à lire ce théâtre (et l’on ne se sent pas du tout coupables de garder les mains propres). Ce qui nous retient, dans cette pièce, plutôt que le sentiment de pitié (le comique nous en protège), c’est ce mouvement central, nommé plusieurs fois : le tourbillon. On entre dans cette cour, ou dans cette salle de théâtre pour cette raison, être pris par le tourbillon, celui dont émane le si beau personnage de la factrice (dont on ne peut pas ne pas tomber secrètement amoureux). Là est, peut-être, la raison d’être de cette pièce : faire entrer le tourbillonnement dans la résidence, parmi les résidents les changer un à un en facteurs, et idem pour les spectateurs ; elle a déjà réussi son coup parce qu’au moins l’un de ses futurs spectateurs (moi) et l’un des voisins de la résidence sont devenus des facteurs, autrement dit l’un de ceux qui, lecteurs ou écrivains pris par « la passion tricheuse de l’écriture », font exister ce qui n’existe pas parce qu’ils le portent dans leur tête gravé.
En effet peut être nommé facteur, chez les résidents, celui qui fait, agit, ou plus encore qui crée, qui doit à son sens des relations et aux risques qu’il prend ce singulier pouvoir de faire naître. C’est l’un des voisins qui le dit : « Car quand on est amoureux, on fait des choses pas possibles, on aime jusqu’à imaginer l’être aimé, on lui prête des moustaches et des qualités, on lui destine des genres de lettres, on rêve… on se destine à lui tout entier. » Et il arrive, il peut arriver que « l’aimé se mette à exister lui aussi, à sa manière ». Et c’est bien ce qui se passe dans cette histoire où la lettre virtuelle écrite par la factrice à un destinataire imaginaire par une amante imaginaire reçoit finalement sa réponse, toute aussi virtuelle, écrite au nom de l’amant imaginaire par le voisin devenu facteur (ou farceur). De la même façon cette pièce existe dans nos têtes et dans nos vies et très subtilement nous transforme, ouvre notre tour aux vents du dehors, réveille le tourbillon et fait voler les oiseaux migrateurs dans notre ciel du dedans.
Voilà en définitive ce qui nous attache à elle, qu’elle dise, sans jamais y insister, cette chose toute simple (dans les mots) mais si difficile à mettre en pratique : vivre c’est dehors, vivre c’est se risquer. Elle est une invitation à se déplacer, à sortir de sa définition, à faire en sorte que les spectateurs, à l’exemple des personnages qui échangent leur rôle, deviennent acteurs ou, plus exactement, facteurs : facteurs de leur vie et de celle des autres, producteurs d’événements où la vie se relance, sans quoi elle meurt, faute de possibles. Les résidents, sur la scène, renvoient aux spectateurs dans la salle leur image, les uns et les autres à leur place dans leur cour d’immeuble ou le cours de leur vie, séparés de leurs voisins par des murs et, plus encore, de l’étranger qui est absent en eux et qui pourtant les appelle de l’autre côté des murs ou des océans, ou leur écrit, ce qui revient au même, par la voix des facteurs et des factrices, de tous ceux qui, un jour, désirant vivre leur vie intégralement et en conscience se sont risqués dans l’étrange entreprise d’écrire… transformant leur vie en « une histoire d’oiseaux, d’ailes tourbillonnantes » (p. 65).
« LA FACTRICE – On ne produisait pas les rêves, les rêves on les laissait venir à nous, pour eux nos fenêtres étaient ouvertes, comme deux colombiers.
LE VOISIN (désespéré) – Maintenant, j’ai cessé de rêver. Non, je n’ai pas cessé : aujourd’hui, mes rêves, ce sont des vibrations du présent provoquées par des souvenirs malcommodes… Le futur n’y a plus grande part.
LA FACTRICE – On a fermé les fenêtres et barricadé les portes, croyant que cela tuerait les rêves.
LE VOISIN (définitif) – Ce futur-là, c’est une récession du passé.
LA FACTRICE (las) – On s’est trompés : les rêves continuent de tourbillonner autour de notre tour, et plus on a fermé de fenêtres, plus le frottement de leurs ailes avec le vent fait un vacarme insupportable, et plus leurs plumes, aiguisées par le refus qu’on leur oppose, crissent sur les pierres et érodent les murs. »
Jean Marc Sourdillon

Aux Archives, pièce de Mathieu Hilfiger, éditions Thot, 2017
Le service des archives est situé dans les étages inférieurs de l’immense tour de la Cité et ses employés, Capsule, Grégaire et Morose, ont bien du mal à faire face à leurs obligations depuis que leur collègue, Gisèle, est en congé maladie. Il leur faut quotidiennement organiser tout un chaos de papier, trier, ordonner, recomposer sous la forme de dossiers individualisés et selon un classement raisonné l’énorme masse amorphe d’une mémoire fragmentée, entremêlée et dispersée. Ils sont débordés par l’ampleur de leur tâche et errent, découragés, livrés à eux-mêmes dans une salle froide et obscure au milieu d’un hiver qui s’installe, et pas seulement au dehors. Voilà pourquoi l’assistant du sous-chef de la direction leur envoie un auxiliaire, Piano, dont le trio ne sait pas trop s’il est là vraiment pour leur porter secours ou s’il n’est pas plutôt un espion au service de la direction. Mais dans le rapport qu’il rend à son supérieur, Piano omet l’essentiel : la compréhension que peu à peu il s’est faite de la situation et qui est l’aide véritable qu’il apporte à ses collègues submergés. Par ses questions, son écoute, par ses facultés de synthèse et d’imagination, Piano a saisi qu’ici chacun à sa manière résiste à l’effondrement du monde et c’est pour répondre à leurs initiatives qu’il leur propose moins une méthode nouvelle de rangement qu’une vision, avec un projet et une espérance. Il faut sortir d’ici, leur dit-il en substance, et cela ne peut se faire que tous ensemble. Aussi la question qu’implicitement il se pose n’est pas, comme celles de ses collègues : « quoi ? », « comment ? » ou « pourquoi ? » mais « où ? ». « Où est l’issue ? » C’est en décryptant le dossier de Gisèle et les visions de Capsule grâce au décodeur secret génialement inventé par Morose que Piano comprend quelle est la solution : dans le renversement des perspectives. En renversant la tour en trou, le trop de mémoire en trou de mémoire, se découvre une issue qui ne se situe ni dans les hauteurs de l’immeuble ni dans le ciel des anges ou des hirondelles comme le croyait sans doute un peu naïvement Gisèle avec sa façon radicale d’envisager l’évasion, mais du côté du sous-sol, de l’archè, de l’aveugle mémoire animale oubliée, là où le loup et l’homme se confondent.
Jean Marc Sourdillon

Samson sur la colline, pièce de Mathieu Hilfiger, éditions Thot, 2018
Dans son parcours entre amont et aval, Samson, le protagoniste éponyme de la pièce, nous fait passer par le sommet de la colline et par sa pente, le temple et la nature sauvage, l’eau de la source et la poussière du chemin, le roi et l’oiseau, le passé et l’avenir, la guerre et la paix, le silence et la musique, le rêve lucide et la veille brouillée, le féminin et le masculin, le féminin et le féminin, le grotesque et le sublime, les Lumières de Kant et le surmoi de Freud, le génie du lieu et les discours polysémiques, le sacré et la psychanalyse… Bref, ce texte croise les êtres, les objets et les discours, les frotte les uns contre les autres jusqu’à ce que quelque chose commence, et commence vraiment, l’amorce ou l’étincèle d’une décision libre. L’aube dans une ombre.
Ce que l’on comprend, pour le dire rapidement, c’est que se crée là dans cette pièce, peut-être son enjeu, un hors-lieu, de l’étranger, un espace d’entre-deux pour que quelqu’un (ou quelques uns) advienne à soi-même et réenclenche l’origine. Pour cela, c’est ce que Samson comprend grâce à Cyclades-Sarah et à l’eau des contradictions, il lui faut s’inventer une « autre langue que la sienne » pour se dire soi-même en tant qu’advenant, en tant que vivant et que naissant. Il lui faut, après avoir reconquis sa liberté (ou l’intact en soi), le regard ou la proposition d’un autre, le territoire d’un autre, et surtout la langue d’un autre. C’est dans la langue de l’autre que quelque chose comme une ipséité peut seule se dire : ce rapport authentique avec soi-même qui, à la différence de l’identité, suppose l’écart, l’accueil des différences ou des contradictions.
Dès le début, on est frappé par le très beau personnage de Cyclades qui se détache très nettement par rapport aux autres personnages (de sorte, que dès son apparition – magnifique scène 6 de l’acte II -, on sait que Samson terminera son parcours avec elle ). Grande droiture, une façon de se tenir claire qui lui vient sans doute de son expérience de l’exil. Sa réduction, elle l’a déjà faite dans cette expérience. On peut être sensible aussi au fait qu’elle s’appelle Sarah, qu’elle appartienne, par son prénom, au peuple de l’exil (celui qui sait dire merci et que, s’il n’avait pas existé, il aurait fallu inventer, disait Jankélévitch), qu’elle soit entre deux noms, deux peuples, deux pays, deux langues (comme Samson est entre deux amours) et quelle apparaisse à ses yeux comme son » étrange je » (l’expression est de Jabès)… Enfin, essentiel est ici ce choix du nom de Samson, cette relecture de l’épisode biblique qu’il autorise : faire de la faiblesse le lieu d’une vraie force, et de ce qui se passe sous les cheveux l’origine véritable du « je veux ». Une façon de revisiter le mythe du héros. Avec lui, on peut « fuir seul vers le seul » pour reprendre la formule de Plotin et revenir plusieurs et un peu plus soi-même.

Proxima Centauri, pièce de Mathieu Hilfiger, éditions Le Bateau fantôme, 2018
Proxima Centauri est le nom de l’étoile la plus proche de la terre après le soleil. Proximité très relative puisque qu’elle se trouve à environ quatre années lumière. C’est aussi le titre d’une courte pièce de théâtre de Mathieu Hilfiger, une sorte de dialogue stellaire parue récemment aux éditions Le Bateau fantôme. Trois personnages, un ingénieur, un médecin et un technicien, dérivent au milieu de l’espace à bord d’une station spatiale dont ils ont la responsabilité. Ils commentent dans d’étranges dialogues poétiques la situation dans laquelle ils se trouvent : le monde d’où ils viennent est en guerre et menace d’exploser, l’engin qu’ils habitent est sur le point de s’effondrer et la lentille de la lunette qui leur permettrait de se repérer est fendue et impossible à réparer. Leur seul repère est l’étoile Proxima Centauri dont ils se rapprochent dangereusement alors qu’elle entre en fusion. Michèle Finck dans une remarquable préface a montré comment cette pièce constituait une sorte de chant polyphonique du désir d’origine. On pourrait ajouter qu’avec ce chant, Mathieu Hilfiger a trouvé une forme originale pour dire ce qu’il y a sans doute de plus important et de plus difficile à dire aujourd’hui : l’espérance, ou le désir espérant. Il faut pour y parvenir, se désorbiter, traverser la triple couche des discours nostalgiques, pessimistes et nihilistes qui dominent encore la pensée contemporaine (c’est à quoi sert précisément le comique ou l’humour de ce texte : à mettre ces discours à distance tout en les prenant en compte pour éviter de verser dans la naïveté ou un trop facile lyrisme). On peut alors, une fois franchi ce qu’on doit aux pensées de l’époque, renverser d ‘un coup, au terme du dialogue, la proposition initiale formulée par le docteur : « c’est la fin depuis le début, ainsi le veut la création » (la formule de toutes les mélancolies). Dans l’espace où il n’y a ni haut ni bas, on devient libre de prononcer la formule contraire : « c’est le début depuis la fin, ainsi le veut la création littéraire » (la formule de toutes les espérances).
C’est en effet peut-être ce que cette histoire raconte, met en dialogue et en intrigue : en acceptant la fin, en renonçant aux instruments les plus sophistiqués et les plus perfectionnés de la technologie, en acceptant l’écroulement du monde, des rôles, des discours qui l’expliquent, des grilles de lectures existantes et des repères ordonnés, les trois astronautes, un peu comme le survivant à la fin de 2001, Odyssée de l’espace, découvrent l’un grâce à l’autre le lieu réel qu’ils habitent à la fois ensemble et chacun pour soi, et qu’ils font exister par leur parole dialoguée : non pas un lieu situable quelque part dans l’espace et le temps, mais autre chose, ailleurs, hors sol, l’intériorité qui n’est d’aucun lieu et d’aucun temps, qui est la véritable capsule spatiale capable de traverser l’effondrement du monde en les gardant intacts, chacun d’entre eux avec leurs voeux les plus chers. Au moment crucial de la catastrophe, ils décident de sauvegarder ce lieu parce qu’ils ont confusément compris qu’il est précisément celui – le seul – où naît, où peut naître le désir espérant, ce trésor de l’être humain, fragile entre tous, qui gît au lieu de notre vulnérabilité la plus grande, de notre défaillance et de nos échecs, qui à la fois nous transforme et nous oriente – qui littéralement nous fait vivants, c’est-à-dire chargés d’avenir, continuellement commençants. Oui, là, dans l’intériorité, c’est ce que dit magnifiquement ce texte, est le lieu véritable de Proxima Centauri, notre prochaine station. Il faut passer par l’effondrement pour la voir et pouvoir la dire (et sans doute faut-il la dire pour pouvoir la voir), elle qui donne l’orientation essentielle et sauve la vie de ce qui est sa véritable menace : non pas la destruction, qui parfois l’exalte, mais la perte du sens, le dégoût, le désenchantement et le nihilisme, autant de voies qui toutes conduisent à pire que la mort qui n’est pas nécessairement la négation de la vie, mais à son indifférenciation, son anéantissement dans l’indifférence.
Jean Marc Sourdillon