Constellations

On pourrait imaginer malgré tout que circulent encore d’un bout à l’autre de la terre pas encore exténuée des bandes sans nom et sans drapeau, pas du tout des sectes – lesquelles sont toutes, probable­ment, des engeances nées du crétinisme -, des espèces de voyageurs – au sens propre du mot ou « du dedans» seulement – plus ou moins obscurs et même quelquefois minables – pas davantage des stars du vagabondage -; tout juste des gens, comme cela, sans liens explicites les uns avec les autres, mais qui auraient en commun de persévérer au milieu des pires débâcles, avec la résistance involontaire, même pas héroïque, à peine consciente, de ces insectes tels que les scorpions dont on assure que l’armure résisterait aux pires irradia­tions, alors qu’eux n’ont même pas d’armure, on n’en voudrait pas ; mais seulement la capacité, parfois, d’un sourire, franc ou timide, quelques mouvements de compassion vraie, de loin en loin un geste de bonté vraie, une patience presque inlassable : à croire que les uns et les autres auraient reçu tout de même de la vie, sans l’avoir cherché au demandé, ou ne cherchant et ne demandant rien ou pas grand chose, de légers viatiques, pas les mêmes pour tous, mais suffi­sants, jusqu’à preuve du contraire, pour les maintenir en mouvement jusqu’à leur dernier souffle (après quoi, silence ! ). Ce serait alors une sorte de dernier espoir à espérer, que leurs pas (sur les chemins du dehors ou du dedans) dessinent, indépendamment de toute apparte­nance à un groupe, et de tout programme, gratuitement, un réseau qu’on voudrait aussi invisible et aussi fertile que celui des racines dans la terre. Nous avons des amis parmi eux ; tous nos vrais amis, en définitive, sont de cette sorte. On n’en tire aucune vanité, on en parle à peine, on n’enrôle ni n’excommunie personne, on ne se croit pas autorisé à faire à personne la leçon : mais la conscience, ou le rêve de ce réseau est notre moins fragile appui.

On marche, aussi longtemps qu’on le peut, en cueillant de loin en loin ces choses dont le parfum rapide modifie notre relation avec le monde et semble en dissoudre les limites. Il serait malencontreux de ne pas accorder un peu de crédit à cette activité presque impercep­tible, mais qui s’entête depuis la nuit des temps.

Philippe Jaccottet, Israël, cahier bleu (1993), pp.77-79

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