Gilles Sacksick


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Ses couleurs sont des actes, texte paru dans la revue Thauma n°11, troisième trimestre 2013

J’ai rencontré Gilles Sacksick juste après avoir découvert sa peinture. Ce qui m’a immédiatement frappé, c’est qu’il n’y a pas de différence entre l’homme qu’il est et ce qu’il crée. C’est comme si, pour venir à notre rencontre, il lui fallait d’abord passer par la porte de ses toiles.

  Il s’est tissé d’emblée entre nous, et au fil de nos conversations, une sorte particulière d’amitié que je qualifierais de « créatrice ».

            Regarder ses toiles, aller à la rencontre de sa peinture, c’était pour moi m’abreuver à l’eau d’un torrent ; entrer en contact avec une prodigieuse énergie créatrice qui emporte avec elle tous ceux qui l’aiment. Isabelle, Thomas, Bruno, Daniel, ceux qui travaillent dans son sillage, sont bien placés pour le savoir. Cette énergie a ceci de propre qu’elle œuvre au cœur de la matière, aussi bien dans son mouvement que dans sa substance : la pâte de la peinture, le ciment frais, la colle, la poudre du pigment et le geste de l’homme qui peint. Avec Gilles, les couleurs sont des actes.



Il y a là, pour celui qui ne dispose que des mots, c’est-à-dire rien, en fait, ou très peu de choses ; –  parler, écrire, c’est un geste du doigt, ou plutôt l’ombre de ce geste, qui désigne là-bas au loin, toujours au loin les couleurs du monde et le relief des choses – ; il y  a là, pour quelqu’un qui se dit écrivain, à la fois un étonnement et une attraction incroyablement stimulante : dans la peinture, quelqu’un parle du cœur de la matière, du cœur vivant des choses et en reçoit une surprenante puissance de conviction. On est à deux pas, sinon de la certitude, du moins de l’évidence ou de l’accomplissement. De quelque chose comme l’offre d’une présence. Un mouvement d’adhésion ou d’accueil à l’égard de ce qui est, qu’il soit le beau  ou le terrible, vous emporte à partir de la singularité d’une expérience et vous dit : « voici » ou « tu es là », « tu vis, tu existes, tu palpites. Tu es intensément toi-même et présent à tout ce que tu aimes ». « Tu es une fragilité qui s’appuie sur une force qui va ».


La grande cafetière, détrempe et craie, 55 X 30,5 cm

Celui qui ne dispose que des mots ne peut connaître cela, pareille adhésion. Il aimerait bien pourtant. Une grande distance le sépare des choses (qu’il y a loin de ce simple mot, « rouge », en noir et blanc sur la page  à la déhiscence de la couleur rouge sur la toile !)  Tout son travail consiste à se frayer un chemin à travers les mots vers la vie qu’il sent pourtant battre si fort en lui à chaque fois qu’il aime, qu’il se souvient ou qu’il désire, à chaque fois, autrement dit, que le saisit le toujours surprenant désir d’écrire (presque une souffrance parfois). Et il commence sa lente marche d’approche sans être jamais sûr d’atteindre son but : « la vraie vie est absente, nous ne sommes pas au monde » », disait Rimbaud. «  Il y a un but mais pas de chemin, ce que nous nommons le chemin est hésitation » », disait Kafka. Et enfin, Joseph Brodski,  le poète russe : «  C’est l’esprit qui cherche la chair et trouve les mots ».



Ainsi parlent les poètes. Mais quand un écrivain rencontre un peintre, c’est le monde, ou la vie, qui a fait la moitié du chemin vers lui. Et les mots, soudain lestés de chair, se mettent à vivre, à palpiter tout seuls au milieu des choses ; dans l’évidence, ou la presque évidence, tout se met à brûler de conviction et d’amour. Les peintres nous apprennent cela, ils nous remettent à la bonne place, à la seule place d’où l’on peut espérer parler juste : au milieu de la vie une fois qu’on a désarmé, qu’on s’est ouvert, exposé sans défense ni protection, rendu vulnérable à ses atteintes, c’est-à-dire libre (ou enfant).  Alors il peut arriver que l’un de ces écrivains, aussi faibles soient ses moyens, attire à lui le monde, le fasse entrer dans cette transparence, dans cette clarté si particulière qui est celle des mots, et où tout ce qui est unique se met à vivre de sa vie propre, livrant son sens et tirant de soi-même sa  singulière lumière.



Dans ces conditions, écrire ce texte, Le Fils de ton rêve, a été quelque chose de très simple. Gilles m’a montré ses dessins d’enfant, qu’une mère d’une  façon très émouvante avait  conservés si longtemps. Il m’a dit : faites en quelque chose. Je les ai regardés, j’ai écouté les souvenirs qu’il a bien voulu me confier au hasard de nos conversations et je me suis mis au travail ; c’est-à-dire que j’ai raconté ma propre histoire.

            Du coup le « je » est venu naturellement. J’ai emprunté à Gilles ses dessins et quelques-uns de ses souvenirs mais c’est selon ma propre trajectoire que j’avançais.

            Il doit y avoir, c’est ce qui m’est apparu en écrivant, un endroit plus ou moins secret en chacun de nous, une sorte de sas, où les enfances communiquent ou se croisent.

            Ajoutons que j’ai demandé son aide à un poète enfant, ou adolescent, qui est présent partout en filigrane  dans ce texte : Arthur Rimbaud.

            Rimbaud qui a joué un rôle déterminant dans la vocation d’écrivain d’André Dhôtel qui fut, comme chacun le sait ici, l’ami et l’admirateur de Gilles. C’est donc lui, Rimbaud, qui nous a réunis tous les trois et il était naturel que Dhôtel figure dans ce livre puisque, commentant la poésie de Rimbaud, c’est aussi la peinture de Gilles qu’il décrit :

            « Il ne lui restait que son regard enfantin souvent égaré, mais qui plutôt que s’éblouir cherche cette percée où s’annonce ne fût-ce qu’un instant le reflet prodigieux de l’inconnu, d’un débris de l’inconnu ». (André Dhôtel, Rimbaldiana)


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