Discours Prix fondation de la poésie

Remerciement pour le Prix du premier recueil de Poèmes 2009

Une question se pose lorsque l’on écrit de la poésie, et, qui plus est, si l’on a placé l’écriture poétique depuis sa prime adolescence, pas très loin du centre de son existence : que faire quand personne, pas même ne répond, mais n’écoute ? Que faire face à un aussi retentissant silence ?

  Renoncer ?

  S’effondrer ?

  Se faire éleveur de mimosas ?

  Ou continuer dans le vide, pour rien, en vain – c’est là d’où vient le vent , disait Marina Tsvétaïeva –  en faisant abstraction de l’indifférence des gens, en ignorant le vide à côté de soi comme on fait sur les chemins de montagne lorsqu’on est pris de vertige, parce qu’écrire est  avant tout une joie, parfois intense, parfois étrangement douloureuse, une manière d’aller vers quelqu’un en fermant les yeux,  de dégager peu à peu de la chair même de sa vie la vibration, parfois hésitante, d’un sens.

  Oui, c’est sans doute ainsi qu’il faut faire : se souvenir de Joë Bousquet qui, du fond de sa paralysie, disait qu’écrire pour lui, c’était avant tout restituer aux êtres humains leur visage d’avant l’amertume. Faire dans sa vie deux couloirs, séparés par une cloison totalement étanche, l’un, lumineux, comme sous une verrière, pour l’écriture, éclairé par elle ; l’autre, sans doute plus sombre, mais uniquement utilitaire, comme un ascenseur ou un escalier de service, pour les manuscrits qu’on envoie, qui reviennent tous ou presque avec ce mot : « refusé ».

 Je voudrais, à ce propos, plutôt que de faire un long discours, rapporter cette anecdote ; un échange entre deux amis, que j’ai surpris, quelque part dans la montagne, dans Les Cévennes exactement. C’était à la terrasse d’un café, le matin tôt, au moment du lever du soleil, à la fin de l’été, sur les hauteurs d’un col. En bas, on voyait la vallée, bleue, entre les montagnes.

  Deux hommes étaient assis derrière moi ; je ne voyais pas leurs visages, mais j’entendais leurs paroles. Du moins partiellement. En fait, je n’entendais les mots que de celui qui ne me tournait pas le dos, le plus jeune. De l’autre, qui était un homme âgé, je ne percevais que la voix. C’étaient des Cévenols, tous les deux, je le reconnaissais à l’accent, à cette douceur du ton et au fait qu’ils évoquaient de nombreux endroits que je connaissais. Il y avait aussi le camion du plus jeune, que j’apercevais en contrebas ; il devait être artisan ou entrepreneur. C’est lui qui menait la conversation même si sans arrêt son compagnon le coupait pour lui demander une précision ou ajouter un commentaire. Ils se tutoyaient et semblaient pleins d’affection l’un pour l’autre. Quand j’ai commencé à faire attention à ce qu’ils se disaient, le plus jeune essayait d’indiquer au plus vieux l’emplacement de la maison où il travaillait : près d’un vieux moulin, une belle bâtisse ancienne occupée aujourd’hui par le cabinet d’un dentiste. Dans cette maison, avant que le dentiste ne s’y installe, vivait un poète. Evidemment, c’est ce mot qui avait dû m’interpeller et qui a fait que d’une manière très indiscrète, je le reconnais, je me suis mis à écouter cette conversation. Qui, aujourd’hui, dans la vie ordinaire, emploierait un mot pareil ? Que venait-il faire ici, ce mot, en pleine montagne, entre ces deux artisans recouverts de poussières et de peinture, parmi leurs mots à eux, qui évoquaient plutôt la bière et les outils, les nouvelles techniques d’isolation et la taille des mèches de la perceuse ?

Le plus jeune continuait à parler ; il avait une idée en tête,  il voulait attirer l’attention du plus âgé sur quelque chose qui le tracassait. « Escoublas, tu te souviens, il s’appelait Escoublas. Ca ne te dit rien ? Il était professeur au lycée… »  Alors d’un coup la mémoire est revenue au vieux monsieur : « oui, ça y est, je me souviens » et il a récité de tête les premiers vers d’un poème. J’ai su que c’était un poème à cause de la scansion et parce qu’il avait élevé la voix, comme s’il s’était soudain mis debout derrière moi, prenant un ton un peu solennel pour réciter – le ton de récitation ému d’un vieil écolier… En revanche ce que disaient ces mots, ça, je ne l’ai pas compris. J’ai perçu la voix, la mélodie, le ton, mais je n’ai pas saisi les mots. La voix s’est interrompue subitement, après quelques bafouillements, comme s’il s’était soudain rassis : il avait oublié la suite.

  Les deux tombaient d’accord pour juger que ces poèmes, qu’ils avaient manifestement lus, étaient vraiment très beaux. Et on sentait à leur manière d’en parler, à leur silence, un respect, une admiration authentiques pour celui qui les avait écrits.

  Alors le plus jeune, qui avait son chantier dans la maison du poète, a fini par raconter une histoire, celle qu’il voulait apprendre à son ami et peut-être était-ce justement pour la lui raconter qu’il l’avait conduit jusqu’ici, dans cet endroit, si beau, à l’heure du petit-déjeuner, l’été.

  A sa mort, parce qu’il était mort, Escoublas, il y avait déjà quelques années de cela, des gens, des éditeurs, étaient venus sonner à la porte de chez lui. Ils cherchaient à acheter ses poèmes. Ils ont proposé un prix à sa veuve. Mais elle n’avait rien voulu savoir. Elle leur a répondu que ces poèmes valaient beaucoup plus que tout ce qu’on pouvait lui proposer, qu’ils n’avaient pas de prix. Et puis elle est morte, elle aussi, très âgée. La maison a été vendue. Et tout ce qu’il y avait dans cette maison, tous les papiers, les vieilles affaires, a été mis à la benne. J’entends encore l’exclamation si incongrue en ce lieu : « A la benne ! Tu te rends compte ! De si beaux poèmes ! »

  Ils se sont tus un moment tous les deux et pendant ce temps, moi, qui leur tournais le dos, j’ai suivi du regard une ligne lumineuse et lente, éblouissante même à certains endroits, qui progressait sur le rebord des crêtes, peut-être une voiture, et j’ai pensé à Rimbaud, à la cave à demi inondée où il avait entreposé les exemplaires invendus de La Saison. Tous, sauf un, celui qu’il gardait avec lui pour le montrer à sa mère, à Isabelle, à Verlaine, aux gens qui comptaient pour lui. Je me suis dit que cette cave, Escoublas, tu devais l’avoir dans ton cœur, dans ton cœur en train de faire naufrage quand tu contemplais tous ces manuscrits, les tiens, dont pas un seul, en définitive, n’aura été lu.

  Et je me demande, encore aujourd’hui, ce qu’ils sont devenus : où vont-ils renaître, maintenant qu’ils n’existent plus, dans quel regard, dans quelle écoute qui n’a pas encore commencé ? Alors, je me suis mis à rêver ceci : se pourrait-il simplement, qu’à sa manière, sans t’avoir connu, sans les avoir lus, ces poèmes, un poète, un beau jour, puisse les réinventer en t’écoutant dans sa nuit, ou plus sûrement, en écoutant sa propre vie ? Se pourrait-il qu’il les fasse repasser un à un par son écriture telle qu’elle surgit de sa vie, et puis qu’il les tende un peu plus loin à un autre qu’il ne connaîtra  sans doute pas non plus, tout juste né ou pas encore né, mais qui, à son tour, les écrira pour un autre qui viendra après et ainsi de suite de main en main, de nuit en nuit, comme ça, on ne sait pas pourquoi, peut-être en vain, dans le silence et dans le rien, parce qu’un poète une fois l’a écrit :  tout ce qui est né, tout ce qui a vécu ici  authentiquement, dans la pénombre ou dans la clarté, ira, de manière discontinue et diffractée, jusqu’au bout de sa naissance.

Je ne suis pas comme la veuve d’Escoublas et aucun éditeur n’a fait le chemin jusqu’à la porte de ma maison. Depuis que j’ai vingt ans, j’envoie des manuscrits aux éditeurs, qui régulièrement me les renvoient avec cette mention non écrite, et d’autant plus percutante qu’elle n’est pas écrite : fin de non recevoir.

  Et paradoxalement ces refus à répétition ont fini par former, les uns après les autres, avec le temps, une sorte de paroi, une falaise de granit noir, qui me renvoie et le long de laquelle, au lieu de tomber, je m’élève, porté par rien en apparence, mon souffle, un mouvement de l’air sur lequel je repose, quelque chose comme une inexplicable espérance, qui soutient, qui relance, et dont confusément je sens qu’un jour, lointain ou proche, je ne sais pas, elle me fera naître, dans l’événement d’une écoute, ou mieux encore, parce qu’elle serait partagée, d’une réponse. Puis, j’ai fini par comprendre cela qu’il importait de comprendre : que c’est dans l’écriture et nulle part ailleurs qu’est la réponse. Alors, quand cette réponse a commencé à se faire entendre,  ça a été comme si je  me mettais ou me remettais à naître et j’ai senti que je n’étais pas seul dans ce mouvement : d’autres naissaient avec moi, tout proches, ceux qui n’avaient eu personne pour les écouter et ceux qui avaient su écouter, tous ceux qui comme moi, en même temps que moi, demandaient à poursuivre leur naissance inachevée, et toi le premier, Escoublas, que je ne connaissais pas.

  C’est sur le chemin de cette naissance que se sont rencontrés les plus précieux amis, dont certains sont ici, et une éditrice, Isabelle Raviolo, à qui je dois ce livre : Les Tourterelles.

Il me semble pour finir, que l’on retrouve là l’idée, la merveilleuse idée du prix que vous avez su inventer et faire exister : il est le prix du premier recueil, oui, c’est vrai, mais aussi, c’en est l’immédiate conséquence le prix de l’écoute, une manière d’accueillir la réponse dans sa fragilité naissante, de la faire retentir, de se faire lui-même réponse.  Il est le prix de la naissance. C’est pourquoi nous tous, tous ceux qui dans le poème que nous avons écrit ou pas écrit, demandions un instant, juste un instant, l’espace d’une écoute pour avoir un lieu où naître avant de disparaître, du fond du cœur, nous vous remercions.

Jean Marc Sourdillon

%d blogueurs aiment cette page :