

Présentation
Mon secret
En vue de naître est un livre que j’ai écrit en août 1995 pour l’essentiel.
A cette époque, j’avais trente-quatre ans. Nous habitions dans la région parisienne et nous passions nos étés dans le Cantal, dans le village d’où ma femme, Cartouche, est originaire. Nous logions dans la maison de sa famille, près de la rivière et je profitais de ce qu’elle était entourée pour la planter là, avec les enfants, et m’échapper du côté des Cévennes.
J’ai découvert les Cévennes à seize ans, avec mes parents et mes sœurs, et cela avait été comme une révélation. Je me souviens de cette impression, après avoir passé le pont de Garabit, d’avoir franchi une frontière. J’avais trouvé, je ne le savais pas encore, ma région mentale. Maintenant quand je me promène dans ces montagnes, je suis chez moi, dans un pays intérieur. C’est pourquoi, à partir de 1995, je suis allé régulièrement marcher une semaine seul l’été dans les Cévennes ; loin des miens, peut-être, mais en fait pour mieux m’en rapprocher, pour mieux penser à eux. « Fuir seul vers le seul », disait Plotin. C’était un peu de cela qu’il s’agissait : faire le vide, « ranger ma chambre » puisque je considérais les Cévennes comme une annexe de mon bureau, une sorte de vaste chambre à ciel ouvert. Mais il s’agissait surtout de faire retentir ce qui avait été vécu, de me parler à voix sourde, absolument librement, sans entrave ni inhibition, de m’écouter moi-même et d’écouter les autres, plus ou moins proches, de recueillir ces voix intérieures qui nous traversent parfois comme des oiseaux migrateurs et font de nous un ciel, un paysage ouvert, un espace avec des lointains où l’on n’attrape ni ne possède rien sinon ce mouvement qui passe par nous, qui nous fuit ou nous entraîne.

C’est là, au cours d’une de ces marches, l’une des premières, que j’ai éprouvé le besoin, en août 1995, de faire retentir l’irruption de la naissance dans ma vie, dans son voisinage avec la mort toute proche. Nous attendions alors notre troisième enfant, une fille, qui est née en décembre. L’été précédent, mon second fils venait de naître et j’avais accompagné mon beau-père dans une escapade à vélo au sommet du Puy Mary. Au retour de cette virée, mon beau-père s’était effondré dans la descente, victime d’une crise cardiaque. Il est mort ou peu s’en faut dans mes bras. Nous étions tous les deux seuls dans la montagne.
S’est produit dans ma vie à cette occasion une sorte de mouvement de balance, ou plus exactement de retournement entre la mort et la naissance, en fait une conversion. En ce début d’août 1995, quand surgissant en voiture de la vallée sombre, je suis arrivé au col de Le Pendedis à l’heure crépusculaire et que, descendant de ma voiture, en pleine lumière, fouetté par un vent à la fois doux et violent, l’immense paysage des Cévennes déployé devant moi avec tous ses plans, j’ai aperçu en contrebas ces deux petites tombes si fragiles dans la pente, quelque chose a cédé en moi, ou s’est ouvert, a fondu. J’ai eu l’impression véritable de voir, d’être entré dans une vision, un éblouissement. Ce n’était pas la mort que je voyais, non, mais tout autre chose, le mouvement de la naissance inachevée.
Ce petit livre recueille cela, un basculement de la vision, le franchissement ou le dépassement de la mélancolie ; je me réorientais vers la naissance.
Le manuscrit était beaucoup plus gros au départ. Mais il a fallu sabrer pour saisir de la manière la plus simple, la plus sobre possible le mouvement, l’élan qui le traverse et qui conduit des tombes jusqu’à la naissance en passant par le vol.
A la même époque, je lisais (et je lis encore) Maria Zambrano, une philosophe espagnole qui est avec Philippe Jaccottet mon véritable maître. Elle posait une question (que j’ai retrouvée ensuite chez Kafka) : veux-tu vivre en naissant ou en existant ? Elle opposait l’existence, qui est désir d’affirmation de soi, volonté de puissance, à la naissance, qui est abandon aux mouvements qui nous portent, qui nous font advenir dans le temps. Elle m’apprenait patiemment, parce qu’il fallait du temps, à côté de mes enfants qui grandissaient, à orienter mon regard du côté du naissant, des choses à l’état naissant.
Voilà pourquoi j’ai voulu placer au seuil du livre ce qu’elle dit de la contemplation, cette phrase merveilleuse à mes yeux : Tout est révélation, tout pourrait l’être, si on l’accueillait à l’état naissant.
J’ai commencé dans mon adolescence par écrire des poèmes. Mais très tôt, je me suis aperçu qu’un poème, un vrai poème est quelque chose de très rare, une sorte de miracle. Si on regarde les grands, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire, par exemple, ils n’ont écrit que très peu de poèmes, de poèmes qui tiennent. Ce sont toujours les mêmes que nous relisons, que nous aimons nous réciter. Je me suis rendu compte, par conséquent, qu’il fallait aller vers le poème. Et qu’on y allait par le chemin de la prose, ou de la phrase. Elles conduisent au chant qui surgit, comme le grand paysage des Cévennes, au détour du sentier, au franchissement du col, là où il n’y a plus que le croisement de la lumière et du vent, là où il n’y a plus qu’à prendre son envol.
La poésie aide à traverser, elle aide à naître. C’est ainsi qu’elle a pris sa place dans ma vie après avoir été d’abord une corde de rappel, une manière de ne pas tomber, de se maintenir sur un bord. Et je crois que l’amour, le fait de le dire, de dire d’amour, comme disaient les poètes du trobar au XII° siècle, nous aide à naître, nous conduit, comme si on nous prenait la main, vers cette clarté, parce que cette sorte de parole nous transforme, nous rapproche de l’espace où naître. A mesure que l’on parle, on progresse, on s’ouvre et se retourne, on s’abandonne et se ressaisit selon une sorte de respiration, on produit de l’espace autour de soi, un espace où apparaître, « l’espace des espaces » comme disait Marina Tsvétaïeva. Au moment où l’on surgit dans cet espace le plus souvent ébloui, comme ce fut le cas pour moi en août 95 dans les Cévennes, on est sur le point d’atteindre l’autre qui silencieusement nous appelle, on est soudain au bord de ses lèvres, au bord d’un fleuve incandescent, au bord de la naissance. Tout part de là, tourne autour de ça. Et c’est sans doute pour ça qu’on écrit.
Jean Marc Sourdillon, le 25 octobre 2018
