

Texte paru dans la revue Diérèse, poésie & littérature n°83, hiver 2021 / printemps 2022.
Thierry Metz, « Tu portes un homme ».
Aussi bien, quand nous prononçons le mot de vie, faut-il entendre qu’il ne s’agit pas de la vie reconnue par le dehors des faits mais de cette sorte de fragile et remuant foyer auquel ne touchent pas les formes. Antonin Artaud
En 1980, Bruno Touzot, un ami très proche de Thierry Metz, expose à Paris une toile intitulée « Un certain regard » au salon des surindépendants. Bruno Touzot est notamment l’auteur de belles couvertures de la revue Résurrection où Thierry Metz publie ses premiers textes. C’est à cette occasion que l’écrivain offre à son ami peintre ce poème « Tu portes un homme ». Dans une lettre qu’il lui adresse à peu près au même moment, il lui apprend qu’il vient de lire la biographie de Van Gogh, une grande tache de sang, calvaire oblitéré par son amour, et il évoque la figure de leur « Maître » à tous deux (c’est ainsi qu’il le désigne), Jean Cussat-Blanc, directeur de la revue Résurrection. D’une manière surprenante et très belle, Thierry Metz présente celui-ci non pas comme un maître, précisément, dominant ses élèves du haut de sa sagesse ou de son savoir, mais comme un petit enfant qui vit en nous …
On peut supposer que dans cette même période Françoise Metz est enceinte de cet enfant qui portera le même prénom que Van Gogh et dont la disparition brutale en 1988 affectera terriblement, comme on sait, la vie de Thierry Metz et l’homme qu’il était.
Tous ces éléments, me semble-t-il, se retrouvent dans le poème où ils résonnent, se mélangent et rayonnent. C’est un poème qui noue ensemble l’amitié, l’amour, la reconnaissance, la peinture, l’écriture et la naissance. Un poème peut-être moins « sur » que « de » la création, qui se place dans son mouvement et sa perspective. Il s’écrit dans le cadre d’une relation d’amitié fraternelle entre deux hommes, tous deux créateurs ; il transpose avec les moyens du langage l’art et la vision de van Gogh, sa façon de boulanger formes et couleurs du monde, tout en rendant hommage à la peinture de Bruno Touzot ; et c’est enfin un texte infusé par la pensée de Jean Cussat-Blanc, penseur humaniste et chrétien (il avait été prêtre et résistant) tout entier animé par la puissance de l’Amour (qu’il écrit avec une majuscule) et la perspective de l’Un, à la façon de Plotin.
C’est peut-être dans la figure du Christ, un Christ orange / aux pâleurs de citron que tous ces fils se croisent, rappelant la foi de Jean Cussat-Blanc, le destin de Van Gogh, le Christ jaune et le Christ vert de Gauguin, comme le suggère avec justesse Daniel Martinez, et surtout, par ses stigmates, les mains des créateurs, leur blessure originelle.
Enfin le titre qui rappelle la figure du « maître » rayonnant par sa fragilité et sa faiblesse, devenu embryon dans le ventre ou la vie de ses disciples, nous dit non seulement que le poème comme la toile portent l’enseignement du maître, mais aussi que tout poète, tout peintre, tout créateur, porte en lui un homme vivant intégralement déployé, participant à sa façon en créant, en parlant, à l’acte inachevable de la parturition humaine.
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Quand Daniel Martinez m’a fait l’immense cadeau de me donner à lire ce poème inédit, j’ai été surpris. Je connaissais les livres de Thierry Metz, j’aimais, j’admirais ses poèmes que je recevais globalement sans toujours chercher à comprendre ce qu’ils disaient exactement, ou plutôt comprenant obscurément que ce qu’ils m’offraient était dans leur inachèvement. J’ai toujours cette impression, en lisant Thiery Metz, qu’il m’appelle là où il se tait et disparaît. Être ici est pour lui intenable, j’ajouterais être ici seul avec soi. On construit une maison avec des mots, des pierres, des herbes, non pas pour elle-même, pour l’habiter, mais pour ses portes ou ses fenêtres, et surtout pour la traverser, pour en sortir, pour retrouver dehors ce chemin intermittent qui n’apparaît sous le pas que pour aussitôt disparaître. On est un passant, sans doute peu considérable mais très considérant. Tout cela parce qu’entre soi et sa vie, soi et soi, soi et son langage, en travers de tout ce qui rendait la vie désirable, ou tout simplement vivable, soi-même regardable et la parole prononçable, un jour, il y a eu la mort de Vincent. Son propre enfant, son fils, âgé de huit ans, renversé sous ses yeux par une voiture sur la nationale 113. Je suis père, je sais d’instinct en profondeur que si un pareil événement m’était arrivé il aurait immédiatement tranché ma vie à la racine et je ne sais pas si je lui aurais survécu aussi longtemps que Thierry Metz. Il faut une force hors du commun pour cela et l’on sent cette force partout dans ce qu’écrit ce poète.
Mais, là, avec « Tu portes un homme », il s’agit d’un poème d’avant, d’un poème des commencements. Thierry Metz avait 24 ans et c’est à la fois tout à fait la même chose et tout à fait différent. C’est une même manière de poser les mots les uns à côté des autres, avec des espaces entre eux, des portes et des fenêtres par où entrent le dehors, le silence et la lumière, c’est-à-dire non pas le sens, mais ce qui fait qu’il y a du sens, qui ne peut être dit et qui est beaucoup plus essentiel, c’est, par conséquent, une même manière ajourée de poser les mots, de les ajointer dans la distance de façon à ce que l’ensemble tienne, se lise d’une seule coulée, fasse un tout d’une grande force et d’une grande cohérence, un tout qui rayonne. Et surtout c’est une même façon de faire en sorte – je ne sais par quels moyens, ça a l’air simple et ça ne l’est pas, c’est même tout le contraire du facile – que chaque mot pèse, portant en lui son centre de gravité parce qu’il dit vrai. Chaque mot, là est le miracle, pèse aussi lourd qu’une pierre dans le poème où il a été posé parce que justement c’est un poème, c’est-à-dire une forme de langage qui est plus proche dans sa nature d’une maison avec ses pierres que de tout autre forme de langage. Chaque mot y est chargé d’expérience jusqu’à la gueule, d’une expérience profondément, authentiquement vécue, chaque mot y est enraciné dans le terreau d’une existence, là où la vie se noue dans ses commencements avec le langage pour ne faire plus qu’une seule matière, qu’une seule « pâte », une langue-vie où elle puisse apparaître dans sa lumière et dans son mystère, là où elle produit elle-même la lumière singulière dont elle s’éclaire.
Ce qui est différent, me semble-t-il, c’est à la fois l’éclat, peut-être l’intensité, et l’élan de cette lumière. « Tu portes un homme » est un poème long, plus long que les poèmes plus tardifs de Thierry Metz, et rythmé, c’est un poème qui vient de loin, qui s’élance et qui s’allume en s’élançant, partant d’une blessure inaugurale et s’emplissant de couleurs, de matières au fur et à mesure qu’il progresse, ricochant sur ses sonorités, il paraît presque s’élever en descendant la page, porté par une faim centrale qu’il appelle amour tout à la fin, orientée vers un soleil, un soleil de couleurs semblable à un oeil, semblable à un nombril, qui se dédouble pour mieux se réunir dans la figure du four, four de boulanger mélangeant dans une même cuisson ardente corps, matières et couleurs, bousculant les formes figées dans leur immobilité, attisant les désirs, les appétits, désorientant le regard pour mieux le recentrer, lui enseignant le mouvement, l’énergie, la multiplicité, la simultanéité, la profondeur et la légèreté, l’absolu et l’éblouissement. Poème de l’appétit et de l’impétuosité, par certains aspects, joyeux, presque gourmand, rappelant les comptines d’enfant, et par d’autres, grave, tendant vers la prière ou la mystique. Poème qui donne à voir, à manger et à entendre et poème vertical devant lequel on a envie de s’agenouiller comme face à un vitrail. Poème surgi d’une blessure originelle d’où naît la faim, né des « stigmates », des crevasses de la main qui peint, écrit ou construit, de la douleur essentielle de vivre, poème qui est une vision, qui est à la fois d’un seul élan et une grande flamme, qui dit une grande joie et une espérance, comme si l’homme qui peint ou l’homme qui écrit, en peignant, en écrivant, attendait un enfant.
Ce que l’on comprend, ou croit comprendre, en lisant ce poème et en connaissant la fin, c’est que ce sont cet élan, cette flamme qui dans cette vie vont aller s’éprouver contre la mort de Vincent. Ce que l’on constate, mais l’on ne peut écrire ces mots qu’en les entourant d’une infinie précaution parce que la possibilité de l’échec, la réalité de l’échec est constamment longée, c’est que si l’homme Thierry Metz s’est fracassé contre l’insurmontable obstacle, sa parole, elle, dans ses lettres, ses carnets, ses cahiers, ses feuilles volantes, ses poignées d’herbes, sa voix de ruisseau et ses vols d’oiseaux, a traversé. Elle est là, la même, amaigrie, « émaciée », penchée, déglinguée ou décolorée, mais elle tient, solidement arrimée au fond du puits et légère, trouée de silence et de lumière, traversée d’oiseaux, elle porte un homme, elle le porte à l’intérieur de sa vie, dans son secret, là où nul autre que lui (et peut-être même pas lui), ne peut aller, dans cet au-delà d’elle qui est aussi un ici, qu’elle contient, issu d’elle, et qui la contient toute. La poésie. Et elle nous le donne pour qu’il nous dise cette parole essentielle, ce secret, cette parole des commencements en forme de ventre de femme enceinte ou de fer de flèche :

« Prête forme / à / ton silence et / devient cette / forme »
Je me permets, sans autre raison que la façon dont ce poème résonne en moi, dans mon expérience, de changer une lettre de cette formulation, de remplacer le « t » final de « devient » par un « s », pour lire en elle non pas un constat mais une exhortation, une exhortation à aller dans sa vie selon le mouvement de ce silence qui nous précède et nous éclaire, à nous transformer à mesure, à créer la forme où il se révèle parce que c’est ce qu’il exige de nous : naître discontinuellement au long du temps, nous faire naître par la parole, seuls ou mutuellement, dans la façon que nous aurons de parler, de nous risquer ou non dans ce que nous écrivons.
Naître jusqu’au bout, jusqu’à plus soif, jusqu’à épuisement des forces.
Jean Marc Sourdillon