

Illustration de couverture : peinture de Gilles Sacksick, La chambre de patience
Présentation
Ce sont une dizaine de récits énoncés pour la plupart par des voix féminines. Toutes se déploient dans l’espace mental de Véronique, la narratrice principale et la première à intervenir. Il arrive que ces voix se répondent ou se traversent. On y rencontre une exploratrice près du pôle, une vieille dame faisant la sieste, une vendeuse dans un magasin qui la tient prisonnière, un père sur une passerelle avec ses trois enfants, une petite fille sortant de l’école avec une tortue, la rescapée d’un accident de chemin de fer, une jeune femme qui rêve d’accoucher d’une montagne en la peignant, une veuve voyant partir ses enfants et petits enfants à la fin de l’été, et, sortant de l’espace fictif sans cesser d’être à Véronique, une voix masculine en laquelle se répercutent d’autres voix menant l’une après l’autre à cette voix d’où tout sort, d’où tout est sorti un jour. Chaque personnage essaie de s’expliquer avec lui-même pour saisir dans une image ou une scène frappante ce qui lui échappe dans sa vie et qui en fait pourtant toute la lumière. Et c’est parce que quelqu’un (Véronique) l’écoute qu’il trouve, qu’il parvient à trouver un espace qui l’accueille, un regard qui le comprend et une formule libératrice où il apparaît d’un coup ou peu à peu, où il naît grâce cette pénombre propice aux révélations véritables que seuls le récit et la poésie permettent.
Lettre de Fares Khalfallah parue dans la revue en ligne Recours au poème, 14 novembre 2017
https://www.recoursaupoeme.fr/lettre-a-jean-marc-sourdillon-a-propos-de-les-voix-de-veronique/
Cher Jean-Marc,
Je te remercie tout d’abord pour l’envoi de ton livre et je tiens à te dire combien je l’ai aimé. C’est à mon avis une réussite totale, d’une profonde originalité, dans laquelle tu prolonges par la fiction et la prose ton travail poétique (même si les Miens de personne en constituaient déjà une synthèse). Mais cette fois, il me semble que, par ce recueil, tu entres d’une façon décisive dans la fiction, au sens romanesque du terme. Ce qui me frappe (outre la beauté de l’objet livre ce qui n’est pas rien et prolonge la beauté du texte) c’est la cohérence frappante de l’ensemble. Il s’agit vraiment là d’un ensemble pensé, architecturé, à partir d’une idée et d’une ligne uniques et unifiées, quoique savamment déclinées et ramifiées. C’est justement ce que personnellement j’aime dans ton livre, cette unité qui en fait un ensemble taillé dans le même matériau narratif, vivant, émotif et poétique.
Je ne vais rien dire d’original et j’espère être fidèle à ce que tu as voulu faire, toutes les nouvelles me semblent aborder sous un angle différent des moments d’interrogation autour du féminin ou de la confrontation au féminin (ou au maternel, parmi d’autres variations). Même la nouvelle autour de la passerelle du Val d’or où le féminin n’est présent qu’indirectement (L’Absente) est aimanté, me semble-t-il, par un élément féminin (j’emploie ce terme à défaut d’un autre sans doute meilleur – que je ne trouve pas), absent ou du moins sous-jacent qui soutient et habite le texte en négatif et surgit dans la dernière phrase. De toute façon, toutes les nouvelles sont profondément émouvantes et vibrantes, mais elles ne touchent pas seulement par leur force émotive, même si elles plongent parfois dans le plus nu du désarroi et de la solitude (Ersilia) mais aussi par le tremblement sensuel et déchiré à la fois de l’écriture et du style, qui tiennent chaque fois l’équilibre entre l’épaisseur du récit et un inachèvement délicat, l’éclat d’une fulgurance interrompue (sauf peut-être le premier, qui se situe dans une tonalité et à un niveau différent, moins incarné parce que moins référentiel, comme le prélude rêvé d’un opéra).
Domine également un sentiment très captivant et agréable (romanesque lui aussi, mais pour moi ce terme, sans doute mal choisi n’est pas associé au roman, mais à l’idée même de récit ou d’inscription d’une conscience et d’un corps dans l’espace et le temps du monde) de variété, chaque histoire explorant un lieu, une qualité spatiale, un paysage, des milieux différents, tous évoqués, au sens fort du terme mais jamais épuisés par des descriptions ou des scènes qui ramèneraient à la convention du récit traditionnel. Par exemple dans Solange tu fais exister, surtout par la voix, l’univers d’une maison et d’une famille bourgeoise du siècle dernier ; dans Laurence, peut-être la plus classique des nouvelles, celui d’une solitude polaire, si précisément et si intérieurement dessinée ; dans Genève, celui d’une écriture au travail à Lausanne, si émouvant aussi etc…
Je ne sais pas le dire autrement : je crois n’avoir jamais rien lu qui ressemble à tes textes et à la composition qu’ils forment. C’est pourquoi sans doute j’ai un peu de mal à en parler. Au début, au fil de la lecture, me venait par moment le souvenir des Tropismes de Sarraute, même s’il n’y a pas du tout chez toi, cette sécheresse ironique, analytique, un peu froide de Sarraute. Mais on ressent le même désir de capter, dans l’ordre des sensations – mais toujours en relation avec les paysages, le monde sensible, la chair de l’esprit – des mouvements indicibles, inexprimables, contradictoires, fluidifiés et adoucis par un rapport au tissu concret des choses.
Je comprends le projet d’ensemble (dont le premier texte, Véronique, fixe la longueur d’onde et dont le dernier ; Jean Marc, expose sur un plan un peu plus théorique, ou autobiographique, du point de vue de l’écrivain les soubassements plus directement littéraires et philosophiques, sans qu’il y ait rien de pesant pour moi dans ce dernier terme) comme la tentative démultipliée pour saisir ce moment instable, dramatique, euphorique ou douloureux, d’une naissance, d’une mort, d’un désir (peut-être faudrait-il dire plutôt, d’un naître d’un mourir, d’un désirer) d’une angoisse etc – mais toutes ces situations reviennent probablement à la même chose
Plusieurs jours après la lecture, quelque chose du livre persiste, insiste, qui est, je crois la caractéristique des œuvres fortes et marquantes, celles qui ont su, comme les voix de Véronique, trouver leur rythme et leur toucher intérieur, l’équilibre d’une émotion, d’une pensée et d’une langue.
Fares Khalfallah
Fares Khalfallah est romancier. De lui on peut lire deux romans, Vie lointaine et Le fils du secrétaire, aux éditions Balland et un très émouvant récit autobiographique paru dans La revue littéraire N)75 de novembre décembre 2018.
http://leoscheer.com/Index-Revue_Litteraire-Avril_2004-Decembre_2018-Editions_Leo_Scheer.pdf
Ecrire, pour lui, consiste essentiellement à construire des dispositifs souples et complexes à l’aide de la fiction dans les romans (une étrange sorte de fiction spatiale) ou des souvenirs cinématographiques dans l’autobiographie, pour essayer de capter cette réalité toujours mouvante et lointaine à la manière d’un rêve, qu’on appelle le temps.
Article de Judith Chavanne paru dans la revue Arpa n°120-121, octobre 2017
Les voix de Véronique est un livre pluriel, comme son titre le dit, complexe, comme l’est un tissage aux fils intriqués, un livre mystérieux et secret. Diverses figures sont à la source de ces voix. Il y a celle, Véronique, qui se cherche à travers d’autres vies, celui, Jean-Marc, qui les écrit et, de l’un à l’autre, plusieurs histoires, de femmes essentiellement mais pas tout à fait exclusivement. Véronique tente de les suivre, « l’une après l’autre (…) jusqu’au bout », de « les réentendre chacune d’elle, pour voir où elles conduisent et ce qu’elles contiennent » ; elle les a racontées, y compris à ceux qu’elles concernent ; à l’autre bout, Jean-Marc les « écoute » et les consigne. Mais ce faisant, l’une par la parole, l’autre dans l’écriture, tous les deux sont tendus vers une autre voix encore, tous les deux entendent une voix qui les appelle. Jean-Marc Sourdillon nous livre-t-il ici une représentation de l’inspiration ? Pas exactement, pas seulement. L’enjeu est plus grave, plus profond. C’est de vocation qu’il nous parle, de ce mouvement intérieur par lequel Véronique, Jean-Marc se sentent appelés, non pas par Dieu mais par l’amour, si on en croit une citation de C. Pozzi placée en épigraphe du dernier texte : « Je ne sais pas de qui je suis l’amour. »
De cet amour, l’un et l’autre, mais les autres figures de ce livre aussi naissent. Du moins, par lui, ils traversent l’épreuve, renaissent malgré tout, ou comme Ersilia sont sauvés. Pour les uns et les autres, il s’agit, par de là le chagrin, les blessures, les disparitions, les séparations de trouver sa place, son désir, sa source – c’est tout un – ce lieu au-dedans de soi où l’on naît à la colère, à la joie, à l’autre…, à soi.
L’une, Laurence, tente à travers un périple au cercle polaire de « rejoindre » son cœur, son « centre de gravité » singulièrement hors d’elle-même ; ce faisant (ou vice-et versa), elle rejoint les autres. Une autre, dont on ignore le prénom, entreprend lentement, précautionneusement, de se vider, de faire le vide en elle pour que puisse lever un désir, dont le pendant est la montagne auprès de laquelle elle séjourne, qu’elle entreprend en parallèle de dessiner. Lucie, quant à elle, reconnaît son frère, et l’amour qu’elle lui porte dans le scintillement des gouttes de rosée, dans l’éclat qu’elle voit au monde ; mais c’est elle aussi qu’elle connaît, reconnaît, elle qui est avec son frère « d’un même élan, d’une même poussée, (comme) les deux branches tout à côté du même grand arbre déployé » vouée à veiller son frère, à lui « donner infiniment ».
Chaque nouvelle fait du lecteur le témoin de la maturation intime du personnage auquel elle est consacrée, de « l’histoire secrète de (sa) vie familière, celle qu’on ne voit pas, qui ne coïncide pas avec les circonstances, mais se déroule là-bas, tout au fond, près des eaux souterraines ». Or, dans ces profondeurs, la vie s’exprime par images. C’est une réalité psychologique sans doute : le jour aussi, comme dans le rêve, notre psyché entre dans une activité intense de figuration et de représentation. Mais c’est aussi un trait de l’écriture de Jean-Marc Sourdillon qui, avec une acuité particulière, sait se saisir de ces images souvent fugaces qui nous traversent, si tôt oubliées que surgies sauf si une attention vive et vigilante les recueille dans l’écriture. Ce que fait Jean-Marc Sourdillon qui les creuse tout à la fois et les déploie.
Dans cette vie intime, dedans et dehors se mêlent, se stimulent et nourrissent, s’échangent. Ainsi Lucie intègre-t-elle à son monologue intérieur ce qu’elle voit et découvre sur le parcours qui de l’école la ramène chez elle : le passage devant un immeuble lui rappelle la chute qu’une femme fit depuis le cinquième étage à quoi elle va comparer le bouleversement provoqué en elle par son frère, tandis qu’elle finit par s’identifier à une tortue découverte sur son trajet , s’imaginant, à la suite du même coup qui lui a été porté, qu’on a tranché ses membres – tête et pattes -, ne laissant d’elle que la carapace.
Dans cette vie intime, dedans et dehors se mêlent, se stimulent et se nourrissent, s’échangent. Ainsi Lucie intègre-telle à son monologue intérieur ce qu’elle voit et découvre sur le parcours qui, de l’école, la ramène chez elle : le passage devant un immeuble lui rappelle la chute qu’une femme fit depuis le cinquième étage à quoi elle va comparer le bouleversement provoqué en elle par son frère, tandis qu’elle finit par s’identifier à une tortue découverte sur son trajet : elle s’imagine en effet, à la suite du coup qui lui a été porté, qu’on a tranché ses membres – têtes et pattes -, ne laissant d’elle que la carapace.
Le dehors nourrit le dedans, mais en retour l’impression provoquée, l’émotion soulevée est si vive que les images générées à sa suite se substituent dirait-on à la réalité ; ces images paraissent réelles autant que le dehors qu’elle redoublent, auquel elles se confondent et, ou se superposent. « L’absente » en est peut-être l’exemple le plus achevé : la méditation intime ouvre, chez Jean-Marc Sourdillon, sur le fantastique, à tout le moins l’onirisme. Mais si l’on hésite parfois sur le statut qu’il faut donner aux événements -intérieur, extérieur -, ou à leur commentaire par le personnage, c’est que notre vie consiste autant dans le regard que l’on porte sur les faits et choses que dans ces choses et ces faits eux-mêmes. Tout appartient à la réalité, notre réalité. C’est aussi le sens et la leçon du caractère fantastique de ces pages.
Si la difficulté d’être, la blessure existentielle, la solitude constituent le cœur et le ferment de ces nouvelles ; en chacune cependant s’opère sinon un dépassement, du moins un allègement, la pesanteur est abandonnée pour une forme, même provisoire, de renaissance, que figure, dans « Genève », le vol d’un oiseau longuement observé par le personnage. Tel cet oiseau dont le corps est « sombre (…) en dessous comme la cendre d’une vie ou d’un chagrin », mais les ailes, « si amples, si blanches par dessus », les personnages s’arrachent finalement toujours à leur drame dans une sorte d’envol improbable et pourtant réalisé. Ainsi le sentiment qui anime le lecteur après avoir lu Les voix de Véronique est-il celui, non pas seulement de la douleur et de la gravité mais, profondément, de l’espérance.
