
La savoir d’expérience (notes sans lien). Traduit par Jean Marc Sourdillon et Jean-Maurice Teurlay. Paru dans la revue Conférence N°25, automne 2007.
Ce qu’il y a de grave dans le savoir d’expérience, c’est que, s’il est authentique, il n’arrive qu’après coup, ne sert à rien et s’avère intransférable. En voyant la pureté des grappes de raisins, j’ai vu le poli, la transparence, la perfection que devrait avoir le savoir d’expérience, qui n’apparaît que rarement et qui, lorsqu’il apparaît, ne sert peut-être que des siècles après, ainsi que le fait la terre pour donner, avec l’expérience et la culture, cette perfection des grappes.
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L’homme est l’être en lequel l’être et la réalité ne coïncident pas. Et s’ils ne coïncident ni devant lui ni pour lui, c’est parce qu’ils ne coïncident pas en lui, parce que lui-même ne se donne pas à l’être et à la réalité simultanément, dans le même temps, si ce n’est en de très rares moments, extraordinaires, créateurs, et d’un inachèvement fécond, cela oui. En tant que réalité, l’homme, au même titre que tout être vivant, a besoin de s’alimenter, comme lui est donné cet être auquel il ne peut renoncer lui est donné, imposé, le fait de s’alimenter, autrement dit de se donner, se donner quand il n’est pas encore. Comment donc réussir à devenir un être humain si, de ce savoir d’expérience, on ne parvient pas à transmettre à quelqu’un l’expérience, à la laisser à quelqu’un ? Il n’est pas nécessaire d’être père ni maître, ni disciple ni fils, pour désirer laisser ainsi quelque chose derrière soi, comme l’expression concentrée, comme une boisson extraite de sa propre vie, de cela qui nous a été donné comme une obligation sacrée à révérer et à aimer, cela qui nous a mis en mouvement, pour quoi nous nous mettons en mouvement. Comment peut-on réduire ce désir, ce désir et cette obligation à la fois d’être et de réalité sans diminuer ne serait-ce qu’un peu la distance entre ces deux visages ou ces deux aspects de la vie d’une seule créature quand on sait ? Et si l’on ne savait pas, que serait-on ? On deviendrait un être humain à proprement parler ou alors l’on cesserait d’être humain. La possibilité existerait-elle, Seigneur, de cesser d’être humain pour que coïncident, comme dans une grappe de raisins, pure, tendre, dure, candide, parfaite, être et réalité ? Quel est le chemin ?
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Les chemins doivent être nombreux. Ils doivent être différents pour chaque personne puisque les temps sont différents ; et je ne pense pas seulement aux circonstances mais aussi à la façon que l’on a de vivre le temps et qu’on a de le supporter.
Tout ce préambule, légèrement impertinent, pour quelque chose qui l’est encore plus, le fait – je ne peux éviter de le dire – de parler de moi-même, de quelque chose qui est arrivé – je ne saurais dire si c’est à moi ou à quelqu’un d’autre ; peut-être à quelqu’un qui était en train de naître, de renaître pour ne plus recommencer à naître, en un être désormais accompli ou bien en un être promis et condamné à devoir continuer à le faire.
Je veux parler de mon arrivée en Espagne, laquelle eut lieu à Madrid.
Pendant l’immense exil, dont je ne voyais pas la fin, chaque fois que m’assaillait la pensée du retour en Espagne, je la remettais à plus tard. Etait-ce parce que j’avais trouvé mon lieu dans l’exil ? Non. L’exil n’était pas ma patrie. Mais pourtant, à chaque fois que je pensais à rentrer, je différais. Ce n’était pas le moment. Cela ne pouvait se faire. Cependant, lorsque je suis revenue, cela s’est fait pour moi d’une manière quasi insensible. Et quand j’ai vu les photographies de ces photographes que l’on calomnie presque toujours et même quand j’ai lu les impressions de ces journalistes qui sont presque toujours controversés – qui sont là pour qu’on les charge de toutes les fautes des autres – je me suis souvenue d’hier.
Lorsque j’ai quitté l’Espagne, en 1939, ce qui a prévalu en moi, c’était l’image et la réalité, la réalité qui par la suite s’est faite image, mais une image réelle. Nous avons dû passer la frontière française à la file indienne, pour montrer pour la plupart notre absence de passeport – passeport que moi j’avais pour l’avoir retiré longtemps auparavant au moment où j’ai dû partir pour le Chili. L’homme qui me précédait portait sur ses épaules un agneau, un agneau dont me parvenait l’haleine et qui un instant, l’un de ces instants indélébiles, qui valent pour toujours, l’espace d’une éternité, me regarda. Et moi je le regardai. Nous nous sommes regardés l’agneau et moi. Et l’homme a continué sa route et s’est perdu dans toute cette foule, dans cette immensité qui nous attendait du côté de la liberté.
Que faire dès lors ? Je n’ai pas revu cet agneau, mais cet agneau a continué à me regarder. Je me disais – et je crois même que je suis parvenue à le dire à mi-voix à un ami ou à un ennemi, ou à personne ou au Seigneur, ou aux oliviers, que je ne retournerai en Espagne que derrière cet agneau.
Plus tard je suis rentrée. Et l’agneau ne m’attendait pas au pied de l’avion. Alors je me suis efforcée, quand j’ai posé le pied sur le sol, de rester complètement seule et de fouler toute seule la terre d’Espagne, sans appui.Mais l’homme à l’agneau n’était pas là . A quel moment en suis-je venue à m’en rendre compte ? Eh bien lorsque, peut-être par miséricorde, peut-être par véracité, quelques personnes que j’estime m’ont affirmé que je suis arrivée à l’heure où je devais arriver et de la façon dont je devais arriver. Et lorsque j’ai vu les images qu’avaient prises les photographes qui m’attendaient, si émouvantes, si blanches, si pures, alors j’ai vu que l’agneau, c’était moi. L’homme n’apparaissait pas, qui me soutenait sur ses épaules, parce que je m’étais assimilée à l’agneau.
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L’homme, pour être, doit s’assimiler, de la même façon que pour survivre dans la réalité il lui faut assimiler celle-ci. En s’assimilant, il s’assimile à quelqu’un. J’éprouve un certain tremblement que de devoir recourir, en parlant de moi, (mais, Seigneur, je suis une créature humaine et je n’en suis pas responsable) au livre le plus sacré de notre tradition occidentale, où l’on parle de Celui qui s’est assimilé au Verbe pour toute l’éternité, supérieur au Dieu d’Abraham, le Dieu non du sacrifice, mais celui qui a offert le pain et le vin, l’eucharistie. Ce qui veut dire que pour que la créature humaine soit, il faut qu’elle s’assimile, aussi indigne que cela puisse paraître si on le considère de ce point de vue qui n’a rien d’agréable ni de fécond, qui est celui de la hiérarchie. On peut aller le premier dans la procession même parce que, dans l’ordre liturgique, c’est le dernier qui compte… Il se peut que nous appartenions à une filiation, à une « filialité » : celle de l’agneau.
Ainsi, les longues années d’exil m’ont servi sans que je ne me le propose, puisque me le proposer aurait été une allégorie ou une caricature, ou simplement un délire de maniaque, à m’assimiler progressivement à l’agneau et à ce regard indicible, à ce regard que je n’essaierai pas de traduire en mots, à cette haleine de l’agneau, une haleine que j’ai ressentie comme la vie, comme la vie de quelqu’un qui sait qu’il est destiné à mourir et qui l’accepte. De quelqu’un qui transcende la mort elle-même et qui, parfois, cela oui, dans les promenades que j’ai faites dans les collines du Jura – d’où est sorti ce petit livre, Les Clairières du bois – a permis que je voie au loin un agneau, une créature qui aurait pu tout aussi bien être une colombe (plus en adéquation avec mon âme féminine, avec l’image de la liberté et de l’amour, et même avec la troisième personne de la sainte Trinité), mais non, ce qui m’est apparu dans les lointains était bien un agneau. Et moi, j’allais vers l’agneau ; et il est clair que je n’arrivais nulle part, que je ne pouvais arriver nulle part aussi longtemps que je marchais – et je n’ai pas été si mauvaise marcheuse – puisque quand j’arrivais quelque part, il n’y était pas, ce n’était pas son lieu, il n’était pas sur la terre mais là-bas entre le ciel et la terre ; qui saurait dire entre quel ciel et quelle terre promise ?
Mais j’allais vers cela qu’on appelle les lointains. C’est ce mot que je donne parce que lors d’une des déroutes de l’Armée vaincue, la mienne, quelqu’un leur a demandé : mais où allez vous ? et ils ont répondu : vers les lointains. Ils fuyaient comme j’ai fui, moi aussi, vers les lointains. Parce que dans les lointains, c’est là que doit être depuis toujours, depuis le fond des âges, cet agneau qui donne son souffle à l’univers, parce que, lui étant si blanc, son souffle est le feu, mais non pas un feu dévastateur, un feu mesuré, un feu qui se distribue et un souffle qui se donne également pour les autres, un souffle pour tous, qui a pu naître du souffle primordial, lequel, selon certaines sagesses vénérables, a donné naissance à l’Univers tout entier.
María Zambrano, Diario 16, Madrid, 1985, I5 septembre (supplément culturel N°23, p.III). Traduction Jean-Marc Sourdillon avec la collaboration de Jean-Maurice Teurlay.
