
Crêtes de schiste au-dessus des Cévennes. La même lumière
C’est là que les voix du monde une à une convergent, comme si le ciel au-dessus des Cévennes était un dôme, une voûte, une coupole de verre transparente à l’intérieur de laquelle, comme des oiseaux de proie, elles tournent et virent en implorant de leur cri muet.
Ce sont les voix de ceux qui n’ont pas réussi à être, du moins à être tout à fait, et qui demandent une nouvelle fois à naître pour aller, cette fois-ci, jusqu’au bout de leur naissance, parce que quelqu’un les aura pris en considération, quelqu’un qu’on ne voit pas, mais qui, en les écoutant, pourrait les aider à réaliser ce qu’ils ne sont pas parvenus à accomplir du temps où ils le pouvaient et où l’occasion se présentait.
A cette hauteur deux hirondelles volent – ou plutôt, on dirait qu’elles glissent, qu’elles évoluent dans un silence quasi absolu, presque liquide. Leurs deux vols sont parallèles, très rapides et sinueux ; elles font des boucles avec leur vol. Elles ont l’élégance des danseuses et la vélocité des purs-sangs ; elles ne cessent de casser leurs trajectoires ; constamment leur vol, on dirait qu’elles l’inventent, qu’elles l’improvisent, comme cela, pour personne, au gré des courants qui les portent, des chemins que l’air fraye pour elles dans un ciel de verre ; ou comme si elles voulaient nous montrer dans cette arène transparente ce qui se passerait à l’intérieur de nos vies si on savait les vivre authentiquement jusqu’au bout, c’est-à-dire en naissant, en se risquant, en les inventant à tout instant dans une improvisation tour à tour heureuse et heurtée, un ample et rapide tâtonnement pour reconnaître, pour avancer, une somme d’élans reprisés.
Toujours en mouvement, vives et incisives aiguilles, les voilà qui piquent et qui brillent. On dirait qu’elles sont des mains à la pointe de nous-mêmes, nous devançant, anticipant nos gestes, nos mouvements et devinant à notre place là où la lumière aveugle. Des mains, des éclaireuses. Allant, furetant, cherchant partout où il s’en trouve les minuscules pores où de l’inaugural pourrait filtrer.
Les deux mains échappées d’un agonisant, évoluant dans le ciel comme au-dessus de son drap blanc, ses deux mains comme si elles étaient une prière, celle qu’il n’a plus la force de prononcer et dont il ne connaît pas les mots.
D’une infinité de brisures, elles font un seul vol, lisse et rapide, une fluidité de gestes, un seul torrent. L’une reprend là où l’autre s’interrompt, chaque oiseau relayant, appuyant l’autre de son propre vol. Naître, on le sait, ne peut se faire qu’à deux.
Ainsi, elles construisent dans l’œil, sans autre appui que le vol de l’autre, tout en hauteur, ce dôme invisible, cette coupole transparente sur laquelle infiniment elles glissent, montrant à qui veut les voir, à qui est monté lui-même assez haut pour les voir, quelque chose comme une direction, quelque chose d’ouvert et de mouvant, la volatilisation des dômes et des frontières. A toute vitesse, elles se faufilent le long des fêlures ; stridentes, furtives, à la limite de l’air et du silence, du mélodique et du discordant, elles percent, elles rayent, elles scintillent, elles cherchent par tous les moyens à prendre la tangente, à s’extraire du visible, à tracer des nouvelles voies dans l’impossible. Au-dessus d’elles, en dessous d’elles, à cause du schiste et de la rivière, tout brille. Elles habitent l’étroite bande d’espace vide entre l’étincèlement d’en bas et l’éblouissement d’en haut, surfant en zigzaguant sur l’abîme de l’air et de ses courants.
Hirondelles montées, comme de l’intérieur, avec le mouvement ascendant des montagnes ; jaillies dans le présent, verticales, grâce à une soudaine secousse hercynienne, hors de l’abrupt qui les tenait recluses dans ses entrailles. Comme cet homme sans doute, chef ou prêtre des temps antéhistoriques, dont on a déposé ici les restes, sur les crêtes, dans cette tombe ouverte – quatre dalles de schiste à peine distinctes des rochers voisins – et dont le visage resurgit quelques mètres plus bas, vivant, souriant, dans le tremblement doré d’un bouleau. Cela fait, au beau milieu des Cévennes, comme une icône dans le ciel bleu, une icône vivante grâce à ce souffle, à ce ruissellement d’argent et d’or : en haut le vol des hirondelles, en bas les feuilles du bouleau et quelque chose entre elles comme un rêve ou comme de l’eau qui s’animerait sous les paupières du masque d’or. Et c’est ce rêve qui se transmet intact à ceux qui, parmi nous, à cet endroit, se sentent encore en vie et cherchent éperdument dans les faits qui leur arrivent le geste qui les fera naître.
Jean Marc Sourdillon
