
En loge, juste avant de jouer, je réfléchis, mais disons comme un parachutiste, j’imagine prépare son saut : vérifier le pliage de sa voile, refaire mentalement les gestes à accomplir, évaluer sa responsabilité vis-à-vis des autres … en définitive, je me prépare à faire un vol plané, à être tout à la fois calme et plus que vivante, sur-vivante !
C’est un moment d’unisson total quand il y a un trou, un moment aussi d’effroi absolu, avec parfois quelque chose de comique. Ce sont peut-être les plus grands qui atteignent à cette intensité … Dès qu’on le sait, ou qu’on le dit, ce n’est plus beau, ça devient un système. S’il est fait exprès, le trou est complètement faux. Mais c’est justement cette intensité qu’on recherche : retrouver l’intensité du trou dans la perfection du jeu sans faute. Et c’est aussi un moment que tout le monde partage parce que c’est un événement, du pur instant, et le théâtre n’est que cela. Je parle en général aussi bien en peinture ou en poésie : dès qu’on est dans l’adéquation avec la sensation de vivre un instant, jaillit l’émotion. L’essentiel est là. En mars 2004 j’étais à Vidy-Lausanne, l’œuvre de Philippe Jaccottet était sortie en Pléiade et j’étais invitée à faire des lectures. J’ai relu toute son œuvre, et sa poésie correspond à ce que je sens. Il dit que beaucoup de choses peuvent nous paraître essentielles et cependant ne pas valoir l’émotion que l’on a au détour d’un chemin.



Dans mon vocabulaire, je peux me dire : « Oh, là, tu n’es pas dedans ». Mais je l’emploie plus comme un jargon d’artisan qu’au sens profond « d’être dedans » auquel je n’ai jamais réfléchi. Quant à « juste », j’ai rarement l’impression de ne pas l’être, j’ai davantage l’impression de n’être pas « dedans » : c’est-à-dire que je me vois faire, je ne suis pas « concentrée ». ce mot lui-même n’est pas approprié, c’est le contraire d’être concentré ! je l’emploie pourtant sans cesse parce qu’il est usuel : si en coulisses il y a du bruit avant le début de la représentation, il va me « déconcentrer ». Mais ce que j’appelle être concentrée, c’est être dans une fluidité, une disponibilité, être dans le tout, qui est le contraire du « concentré » au sens de la condensation. Si je voulais être exacte, je dirais : « laissez-moi me déconcentrer, pour être libre totalement ». […] Quand je parle d’être dedans, il s’agit d’être dans tout le globe du théâtre. C’est comme ce que je racontais à propos de l’instant en poésie, c’est être là. On ne sait pas très bien ce que cela veut dire, ce n’est pas plus mal, parce qu’on est tellement de passage sur terre que c’est peut-être pourquoi on ressent l’instant présent comme une chose profondément agréable, quand on arrive à la vivre.
Je n’aime pas voir l’acteur dans son savoir-faire, si immense soit-il. Cela ne m’émeut pas, pas plus que les acteurs démonstratifs, qui montrent ce qu’ils cherchent en jouant, et sont démonstratifs de l’énergie qu’ils dépensent. Je suis beaucoup plus sensible aux comédiens chez qui je sens une fêlure. […] Casarès était dans l’aveu de la faille. Elle était à un niveau de détachement de sa propre image … ça c’est difficile, je n’en suis pas toujours là.
Entretien d’Agnès Sourdillon sur France culture, émission « Par les temps qui courent » par Marie Richieux. Mars 2020
https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/agnes-sourdillon
Quand on est comédienne on entend énormément les rumeurs du monde, on a en soi des rumeurs de voix qui viennent notamment de notre enfance, et qu’on a envie de stabiliser dans une parole qu’on donne au théâtre. On ne possède pas le langage : le langage, c’est une onde qui nous traverse tout simplement.
