
Dans ta voix je les entends toutes
à l’horizon qui remontait vers moi comme un mascaret
chargé de villes orageuses, de trains en courbe à travers le feuillage
du piétinement gris de la pauvreté, des numéros de bagne se multipliant
sans engendrer la somme d’un seul nom
ce mur mobile où se contrariaient
la parole impérieuse, unique d’un poète
et l’énorme silence accumulé de l’univers
Je ne sais plus s’il a débordé
le barrage convexe de la poitrine
mais il a mouillé les pieds peu à peu
comme dans une maison inondée, un matin,
et j’ai perçu jusqu’à la croissance des meubles
à l’intérieur d’une chambre vide
encore plus lente que celle des arbres
De ma fenêtre j’ai appris à lire
les mots-croisés des H.L.M. à l’aube
quand s’illumine une lettre, puis deux, puis le mot entier
dont l’initiale est toujours la petite cuisine
A trente ans j’ai perdu la parole
en faveur de leur silence immémorial
et c’est lui maintenant qui dicte le poème
« Au pied de l’arc-en-ciel » dans Visitation (Gallimard, 1985)



A travers l’instant blanc, article paru dans Transversalités n°106, avril-juin 2008. Extraits
Le « vrai début », c’est cela, le fait de la nudité ou de la plus extrême vulnérabilité coïncidant avec la présence du Christ, l’une provoquant l’autre et réciproquement. Ce n’est qu’alors que l’on pourra, dans le jaillissement d’un cri remontant vers la surface, dire « je suis » dont la formule, dans sa prononciation est si proche de « Jésus ». Ce n’est qu’alors également, que nous serons reliés, par l’identité des destins, à d’autres, nos semblables, que nous pourrons devenir par le mouvement des métamorphoses et à qui nous prêterons la voix qui leur manque. Mais ce que nous apprend l’orientation récente de la poésie de Jean-Pierre Lemaire (mais, sans doute nous l’a-t-elle toujours appris), c’est que cette parole ainsi formulée : « je suis », n’est pas la bonne. Ou du moins ne suffit pas, est peut-être trompeuse. Pour que le cri puisse devenir chant, le chant des hommes sous les planches, morts, demi-morts ou vivants à moitié nés, les effacés de la terre, il doit se moduler autrement. Quelle parole alors ? Celle du Christ et non la nôtre. Elle apparaît dans une petite saynète que Jean-Pierre Lemaire n’a pas terminé d’écrire, sans doute parce qu’elle est par définition inachevable : « L’Armoire aux tempêtes »[1] : Quelque chose comme « je suis là » ou « je suis là avec toi ». Un autre poème de « La Porte basse », nommé « A Saint-Etienne-du-Mont »[2] l’évoque également, il s’agit de la parole qui dit la présence, ou plutôt la co-présence, l’accompagnement dans la souffrance. C’est là où l’on a mal, où l’on est le plus vulnérable que le Christ nous rejoint et nous relie à d’autres, également vulnérables, à l’endroit de leur plus grande vulnérabilité. Peut-être que la parole qui jaillit ainsi du lieu de la faiblesse intime, pour la traverser et la porter un peu plus haut, la rendre un peu plus légère, se situe-t-elle quelque part entre un « je suis » et un « nous sommes » où le moi de la personne ne serait pas annulé par l’appartenance à la communauté sans pour autant être muré dans la douleur qui l’individualise. C’est la figure qui se propose à la fin de cet autre très beau texte dont on ne sait pas s’il appartient encore à la poésie ou s’il signifie le commencement d’autre chose : « Zacharie »[3]
[1] Dans Porte basse, cahier n°48 des Rencontres poétiques de Montpellier, p3. Le poème intitulé « L’Uniforme » reprend le même thème dans Le Chemin du cap, p.23. Ce poème précède « Recouvrance »
[2] p.11
[3] Texte paru dans Nu(e) n°25, 2003, p.115-116.


Il y a sans doute une sorte de mystique chez Jean-Pierre Lemaire. Mais une mystique à l’envers – ce pourrait d’ailleurs être une définition de la poésie : un mouvement du regard et de la parole qui prend à rebours le mouvement vers l’absolu et l’éblouissement propre à la mystique.
Mouvement de retour ou, plus exactement, conversion à l’individuel, au particulier, à tout ce qui, infiniment fragile, au bord de l’indiscernable, demande à vivre, palpite pour soi-même, et participe ainsi au grand concert général, au grand chœur du vivant. Instant blanc, comme ce fond d’or des icônes ou des peintures du Quattrocento, qui rend visible ce qui autrement serait indiscernable.
Cette vision à l’intérieur de l’instant blanc, vision globale, murs et remparts abolis, vision apaisée nous est donnée dans un très beau poème des « Grains durosaire » dans L’Annonciade. Le haut est atteint sans que le bas ne soit refoulé ou occulté. La lumière vient du haut, c’est grâce à elle que l’on voit, mais on se situe à la hauteur des herbes, et l’on participe ainsi à la condition des fleurs, des animaux et de tous nos semblables. Vision non plus solitaire, mais avec autrui ou avec les autres, vision partagée. Il aura fallu une mort pour y accéder. On ne s’étonnera pas que ce soit Marie qui parle dans ce poème, peu de temps après « l’orage sec » (p.67) de la Passion, sans doute parce qu’elle avait « gardé ouverte la porte du fond » (p.68), tout au fond d’elle-même.
Ascension
J’aime cette place, à la première heure
Dans la cuisine, assise, devant le grand mur
Et le petit jardin encore plein d’ombre.
La clarté commence à détacher les couleurs
Le mauve du lilas dans le vert des feuilles.
Il est au ciel. Je sais qu’il est heureux.
Un puits de jour est ouvert, par où la lumière
Semble tomber de plus haut sur la terre.
Je suis en bas, à la hauteur de l’herbe
Mais je vois plus loin : mes voisines ; chacune,
Seule dans sa pièce, priant peut-être
Attendant le réveil de la famille
A côté des primevères sur la fenêtre
De la tasse du chat où le lait a baissé.
Je les regarde toutes avec tendresse
Derrière les murs transparents, comme lui-même
Peut les voir sans doute – et maintenant où suis-je ?[1]
[1] « Grains du rosaire » dans L’Annonciade, Gallimard 1997 p.69.

