

Illustration de couverture : lavis de Gilles Sacksick, Elle danse
Préface de Jean-Pierre Lemaire
Le choeur à venir
« Au commencement » (ce sont les premiers mots du livre) est l’écoute : celle d’un balbutiement entendu dans l’écoulement de l’eau, le pépiement des oiseaux, le passage du train … ; enfin, « bien tard », dans la voix humaine. Ainsi la parole poétique, pour Jean Marc Sourdillon, est-elle poursuite d’une autre parole encore à naître dans les bruits et les signes du monde – signes visuels aussi bien qu’auditifs : en font partie le « faseyement » de la lumière au plafond comme les silhouettes « balbutiantes » à leur manière de Gilles Sacksick, où bouge encore le geste qui les fait surgir, le souffle qui traverse leurs contours ouverts. De même que dans Les Tourterelles, son livre précédent, la voix poétique de Jean Marc Sourdillon est ici attentive à quelque chose qui la précède et se laisse difficilement approcher : hésitations, bégaiements, « peut-être même pour quelques-uns, les meilleurs, sanglot ». C’est la source du chant et la marque tremblante de son authenticité.
De ce magma de signes, des motifs se dégagent sans qu’on puisse aussitôt discerner les liens qui les unissent ; leur apparente dispersion est un autre aspect du « balbutiement ». Qu’y a-t-il de commun entre la contemplation des deux faucons crécerelles qui s’élèvent en tournoyant, les parents qui émergent du coma après un accident de voiture, l’attente de l’inconnu qu’on lit sur le visage des femmes enceintes croisées dans la rue ou le métro ? Ces motifs s’organisent pourtant, selon un ordre que Pascal appelait « convergent », font deviner un même foyer qu’on ne peut encore nommer. « Nous nous efforçons de lui donner un nom. Ainsi commence la poésie. » (B. Pasternak). Le promeneur qui regarde les faucons prendre de l’altitude, les blessés recevant à l’hôpital, dans une semi-conscience, une visite où un visage familier leur sourit, le passant croisant une jeune fille tout en noir qui porte dans ses yeux « l’envie de se jeter par la fenêtre » – tous ont bien finalement quelque chose en commun : ils connaissent une situation où l’on est désancré, arraché à son identité ordinaire, « sur le point d’être enlevé, au bord de n’être plus rien ». Puis chacun d’eux fait l’expérience d’être « resitué dans l’espace, en retrait, à une infinie distance du point où il se croyait » – transformation qui n’adviendrait pas sans une rencontre : celle, par exemple, d’une étoile dans le ciel vide l’instant d’avant, ou celle d’un visage qui se penche sur vous à travers le brouillard du coma et remontera plus tard avec son regard aimant du fond de la mémoire. Des syllabes alors se forment, des paroles sont prononcées, paroles de reconnaissance, au double sens du mot : gratitude ou « repaysement » (P.Oster). Telle est la grande aventure où ce livre nous entraine : il s’agit de reprendre, à la faveur d’un émerveillement ou d’un drame qui fissurent le corset de nos habitudes, le chemin de notre croissance et même de notre naissance interrompues, d’émerger, d’éclater enfin, à la faveur d’une ouverture que les botanistes appellent « déhiscence », dans la lumière où nous serons accueillis et reconnus comme nous reconnaîtrons ceux qui nous accueillent. La langue qui s’ébauche au creux du balbutiement, et que cherche à entendre pour l’articuler le poète à sa table nocturne, serait donc « la langue de l’amour qui s’est perdu ». Ses premiers mots diraient : » Tu es mien, tu es miennes, allez viens » – prémices du chant.
Mais la jeune fille tout en noir, coiffée de son baladeur, a-t-elle un jour entendu ces mots, les a-t-elle au moins lus dans un regard ? Il y a tous ceux, toutes celles dont l’âme transie n’a pas pu éclore, à qui nul n’a su adresser une parole de bienvenue. Ceux-là sont « les miens de personne ». Certains peuvent à peine communiquer comme cette autre jeune fille, à l’hôpital encore, figée dans le silence de la paralysie, qui ne répond plus aux questions que par des battements de paupières. Elle aussi affronte « le froid entre le étoiles ». « Les miens de personne » s’efforcent pourtant de voir le jour, souffrent plus que nous dans ce grand travail auquel chacun est appelé mais dont ils assument la part essentielle, à la pointe de cet accouchement du monde où « toutes les créatures ensemble gémissent et gémiront parce que toutes sont encore en train de naître et de donner naissance, ici, en cet instant ». Quelles et la tâche propre du poète, sa participation à ce labeur universel ? Veiller dans l’insomnie, répond Jean Marc Sourdillon (« Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là » écrivait déjà Pascal). Entendre ces appels, ces gémissements qui restent souvent le secret de chacun et, si l’on ose dire, les harmoniser de proche en proche, depuis la famille qui l’entoure dans la maison endormie, les parents reprenant conscience dans la salle de réanimation, jusqu’aux inconnus croisés sur le trottoir. En faire un étrange concert où l’accord se prépare à travers les dissonances. Le poète donne un début de forme, un commencement de continuité à ce chant où « quelque chose se brise, est sur le point de toujours se briser et finalement ne se brise pas ». Il accompagne et conforte en la nommant une naissance qui n’adviendra que si l’on y croit.
On l’aura senti, il faut mettre au service du balbutiement où nous sommes en chemin vers nous-mêmes et les autres un art accompli, mais qui respecte l’inachèvement. C’est bien la « manière » propre de Jean Marc Sourdillon : un art léger de la reprise, de la retouche, superposant les mots, les phrases, les vers, avec chaque fois un progrès dans la fidélité, la justesse. Il n’aboutit pas à une perfection close mais plutôt à une « déhiscence » de la forme, cette fois, qui libère toutes les suggestions contenues dans les vocables, les images : « […] d’abord un ruisseau pris dans de la glace, puis l’ombre déployée d’un arbre sur la neige et pour finir cette graminée contre le ciel, crépitante de froid où je la reconnais, la voie lactée, celle que j’aimais. » La parenté est évidente et heureuse avec cet autre travail de l’encre, en contrepoint des poèmes, les lavis de Gilles Sacksick : les corps s’y ouvrent à l’espace, dans une forme de l’attente où ils deviennent perméables au grand vent qui les entoure et les porte vers leur avenir.
Puissent ces pages qui témoignent d’une nouvelle et difficile confiance en la parole, inséparable d’une confiance en la vie, nous acheminer vers ce que Pasternak appelait notre « seconde naissance ».
Lavis de Gilles Sacksick
https://jeanmarcsourdillon.wordpress.com/?page_id=756









