Jean-Michel Maulpoix

Jean-Michel Maulpoix et Laure Helms

Le site de Jean-Michel Maulpoix :

http://www.maulpoix.net/


Jean-Michel Maulpoix. J’appartiens à la génération qui suit la sienne (aux deux sens du mot « suivre », qui vient après et qui est attentive). Il se situe donc en avant de moi, comme une sorte de frère aîné (je crois que c’est le mot qui convient). J’ai toujours été attentif à son travail, non pas parce qu’il montrait la voie (la voie, on l’a en soi et ce n’est pas le rôle des frères de la montrer), mais parce que je le voyais se battre ou se débattre, là-bas, au front, avec les conditions que « l’Epoque » a faites aux poètes.

         Ce que je voyais en le lisant, en le regardant écrire et agir, c’était la façon dont mieux qu’aucun autre il observait, dégageait, aménageait la situation de la parole poétique (« la situation verbale »). Là où l’espace qui lui était réservé se raréfiait sans cesse, lui, il empêchait ce rétrécissement, cet étouffement, il essayait par de multiples moyens de maintenir ouvert l’espace de la parole et en état le matériel poétique à une époque où tout le monde déconstruisait et délocalisait. En étant attentif lui-même à ce qui s’écrivait, en commentant, en accueillant les voix nouvelles dans sa revue, Le Nouveau Recueil, en faisant la jonction avec les voix du passé par son activité critique et son travail universitaire, et surtout, en écrivant, en ne désarmant pas, en faisant exister par sa propre pratique la poésie sous sa forme lyrique, en insérant « malgré tout » son écriture dans cet espace, dans l’interstice,  parce que la poésie, dit-il, est « comme l’amour », elle fraye des chemins vers le visage de ce qu’on ne voit pas encore. Et dans ce qu’il écrit, c’est peut-être moins ce visage que j’ai guetté, celui de nos possibles, que la façon de résister à son effondrement, de tenir dans la tristesse, la fatigue, la mélancolie, les querelles inutiles etc… Toujours, depuis que je le connais et que je le lis, j’ai pensé que parce qu’il faisait confiance à la poésie, confiance lucide, passée au crible de critique, mais confiance tout de même, il y aurait une issue … La faute d’Orphée, peut-être, est de n’avoir pas fait confiance jusqu’au bout, d’avoir douté tout à la fin ; sans quoi Eurydice serait sans doute encore parmi nous… Le rôle du poète, ce serait peut-être moins de refaire le chemin d’Orphée génération après génération que de reprendre là où il a échoué, de maintenir Eurydice en vie, de lui donner, comme on peut et vaille que vaille, le souffle qui risque à tout moment de lui manquer.



« Le danseur de corde » dans Le Poète Perplexe, édition José Corti, 2002

Il avance dans la langue avec la main, en faisant aller et grincer la plume sur le papier, puisque telle est l’écriture.

Qu’y-a-t-il dans la main qui trace des lignes, sinon, encore, des lignes : de vie, de coeur, de chance, dit-on … Que fait le poète qui écrit, sinon déposer à même la blancheur l’empreinte de ces lignes-là, jusqu’à signer un texte de son identité ? Elle est celle d’un destin (ligne de vie) et d’une parole destinée (ligne de coeur d’une voix « tendue vers l’autre »).

« Je ne fais pas de différence entre un poème et une poignée de main » écrivait Paul Celan. Qu’est-ce que lire un poète, sinon voir trembler sous nos yeux, en se mêlant aux nôtres (comme dans le geste où deux paumes se lient, s’impriment, changent momentanément leur chaleur) les lignes de vie, de cœur et d’intelligence d’une destinée qui nous est destinée. Moment de partage d’un destin, telle est la lecture, dès lors que le poète parle « dans l’angle d’inclinaison de son existence ».

Jean-Michel Maulpoix



L’enfant triste et la rumeur, texte paru dans la revue La Sape n°43-44, 1996. Extrait.

Où je lui parle, chacun est seul avec son désir et sa disparition

Dans Les Ailes du désir, Wim Wenders a cru bon placer entrer le monde des hommes où les passions s’agitent et le monde des anges où l’on médite, le personnage singulier du récitant. Le récitant est un très vieil homme sur le point de finir ses jours : il a beaucoup vu, lu et beaucoup écrit. Il s’est appelé tour à tour Homère, Elie, Gilgamesh, Dante et de bien d’autres noms encore. Dans sa voix solitaire, toutes les langues, toutes les sortes de paroles se confondent. Habitant des bibliothèques – ces grottes au-dessus de la mer – il fait entendre sur le bord des gestes et des pensers humains un inlassable bruissement, bribes de phrases et de voix, ce qu’on appelle une rumeur. C’est une rumeur semblable que j’entends dans l’œuvre de Jean-Michel Maulpoix. Mais cette rumeur n’y est pas l’affaire d’un très vieil homme sur le point de mourir même s’il ne meurt jamais, elle est, dirait-on, celle d’un enfant tout seul, elle émane de la solitude d’un enfant triste. Avec le mouvement de l’Histoire, l’épopée est devenue intime.

On connaît l’hypothèse de Freud selon laquelle « l’œuvre littéraire, tout comme le rêve diurne, serait une continuation et un substitut du jeu enfantin d’autrefois ». Peu d’oeuvres me donnent l’impression d’illustrer aussi exactement cette hypothèse. Le monde y est observé à travers une vitre – la transparence d’une langue impeccable – par le regard d’un enfant triste capable d’émerveillements fugitifs. Nous avons violemment besoin de ce qui n’existe pas. Les mots le savent, par qui arrivent tant de catastrophes. Nous en disons beaucoup plus que nous n’en pouvons concevoir ; puis nous demeurons seuls et tristes en face de nos chimères. Tel est ce jeu auquel s’adonne l’enfant solitaire : disposant des mots, il croit pouvoir donner corps à ses rêves. Mais ce que recueille l’écriture, c’est le moment qui suit la joie du rêve, l’instant de la « catastrophe » : catastrophe douce dont les noms sont solitude et tristesse. La formule juste pour évoquer cette œuvre serait sans doute la sorte d’épitaphe qui figure dans le livre de poèmes intitulé Dans l’interstice : Ce sont ici les obsèques d’un enfant, si l’enfance n’avait ce pouvoir de se survivre dans les rêves. Elle est le coeur silencieux qui continue de battre malgré la détresse et c’est son battement silencieux dans les lointains de la mémoire qui ouvre la possibilité de l’écriture, qui en accompagne presqu’insensiblement le déploiement. L’écriture se situe dans le prolongement de l’enfance qu’elle cherche à faire exister dans la vie de l’adulte. Elle inscrit ses rythmes et ses figures dans la pulsation d’une respiration antérieure et très intérieure. Toute tentative de l’écrivain, qu’elle se présente sous la forme d’un livre achevé, d’un fragment, d’une suite de proses, revient à ébaucher ce geste sans cesse empêché qu’un poète du temps passé avait inauguré : « un enfant accroupi plein de tristesse lâche / un bateau frêle comme un papillon de mai ».  

%d blogueurs aiment cette page :