(Préface)
Philippe Jaccottet, Eléments d’un songe, éditions Florides Helvètes, 2022. Préface Jean Marc Sourdillon
https://florideshelvetes.ch/livres/elements-dun-songe-philippe-jaccottet/


Extraits de la préface :
» Que reste-t-il ? Sinon cette façon de poser la question qui se nomme la poésie et qui est vraisemblablement la possibilité de tirer de la limite même un chant, de prendre en quelque sorte appui sur l’abîme pour se maintenir au-dessus, sinon le franchir (qui serait le supprimer); une manière de parler du monde qui n’explique pas le monde, car ce serait le figer et l’anéantir, mais qui le montre tout nourri de son refus de répondre, vivant parce qu’impénétrable, merveilleux parce que terrible… […] c’est comme si l’homme, chaque fois qu’il touche le monde, ou autrui, dans sa réalité, c’est-à-dire, selon moi, avec sa part d’obscurité irréductible, avec son abîme, avec son refus de répondre à la question posée, avec ce qu’il a de définitivement insaisissable (quelle que soit l’évolution de la science, qui est d’un autre ordre), eh bien! c’est comme si l’homme, à ce moment-là, découvrait que le monde, ou autrui, chante (ou prend forme, ou s’insère dans un ordre, ou se crée un ordre). »[1]
Tout poème, dans son élan vers monde, prend la forme mélodique d’une question qui reste en suspens, préservant ainsi de toute projection, de tout schématisme, la présence singulière, mystérieuse des êtres et des choses, la laissant rayonner dans sa différence et s’approcher, aider, soutenir l’existence qui sans elle défaille. Nous sommes là dans le noyau brûlant du livre, dans ce que depuis le début, il cherche à rejoindre : la définition de l’expérience poétique ouvrant la voie au retour des poèmes, à la vie réellement vécue, consciente d’elle-même, telle que la poésie l’éclaire.
[1] Eléments d’un songe, p.153
La poésie, c’est peut-être ce qui ressort avant tout de ce livre, est inséparable d’un risque. Elle est la forme privilégiée d’une ouverture intérieure sans cesse renouvelée, d’une disponibilité à l’événement. Elle suppose d’accepter sa finitude, ses propres limites, sa propre voix avec sa fragilité, son tremblement, et de renoncer à tous les contreforts intérieurs que l’on s’était construits – habitudes, logiques personnelles, cadres mentaux, représentations que l’on s’était données de soi, de ce qu’on écrit – pour se confier à un mouvement surgi de soi et d’en dehors de soi, qui nous devance et dont on ne sait, ne peut pas savoir ni ce qu’il est ni où il nous conduit. « Exposés sur les montagnes du cœur », écrivait Rilke, cité dans le dernier texte. « Mais aux lieux du péril croît aussi ce qui sauve[1] », notait avant lui Hölderlin. C’est à travers l’image de la branche d’arbre s’aventurant dans le ciel d’hiver avec ses bourgeons que cette pensée se rend transparente :
« Les très fines pousses d’acacia sur le bleu, presque blanc, du ciel plus mince qu’une feuille. L’hiver. Être un homme qui brûle les feuilles mortes, qui arrache la mauvaise herbe, et qui parle contre le vide »[2].
[1] « Hymnes », « Patmos », in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p.867
[2] Eléments d’un songe, p.173

Eléments d’un songe est le premier livre de lui que Philippe Jaccottet m’a offert lorsque je suis allé les voir, Anne-Marie et lui, à Grignan, la première fois. J’avais 21 ans. Il a inscrit cette dédicace sur la page de garde.