

Présentation
María Zambrano est une philosophe espagnole de premier plan. C’est habituellement ainsi qu’on la présente. Mais elle est peut-être avant tout un authentique écrivain. Célèbre dans son pays (on vient de lui consacrer un film), elle l’est aussi en Amérique centrale, en Italie, en Suisse, partout où elle a vécu et où sa présence a marqué. Camus avait entamé les démarches pour la publier en France, lorsqu’il fut victime de l’accident de la route qui lui a coûté la vie. Il avait ce jour-là dans sa sacoche la traduction pour Gallimard de El Hombre y lo divino.
Depuis des livres importants ont été publiés en France grâce au travail de certains traducteurs (Marie Laffranque, la première, Nelly Lhermillier, Jacques Ancet, Gónzalo Flores et Annick Louis…) et de certains éditeurs (Editions de l’Eclat, Editions des femmes, Corti et Jérôme Millon) mais il reste de nombreux textes à traduire et, parmi eux, quelques uns qui constituent des étapes décisives dans la pensée de María Zambrano. C’est la raison d’être de ces traductions.
Bien qu’elle ait écrit quelques livres, généralement thématiques (Poésie et philosophie, Les rêves et le temps, De l’Aurore etc…) la forme préférée de María Zambrano, celle où elle se sentait le plus libre, fut le court essai, voire le fragment, comme on le trouve par exemple dans Les Clairières du bois. Au « livre » – « corps matériel, poids, nombre, argument » – « en ordre et bien écrit », elle opposait ce que devait être selon elle l’acte ou le don de la parole : « un souffle qui surgit et puis se cache ». La forme de l’essai, parce qu’elle épouse au plus près le mouvement de la parole vive, correspond à cette fragilité de la pensée à l’état naissant : « car elle sort, comme toute naissance, de l’obscurité et de cela, de ce qui naît, on ne peut rendre compte » dans la mesure ou sa substance est « semence », « obscurité latente ». Les essais, qu’elle composait ainsi en suivant un souffle, une inspiration, le mouvement d’une naissance, elle les rassemblait ensuite en recueils où chacun garde une existence indépendante. Forme souple, par conséquent, adaptée à la vie intermittente du souffle, l’essai peut, sans danger d’être trahi, se lier à d’autres textes semblables dans un recueil, selon la ligne de cette inspiration continue qui caractérise la pensée de María Zambrano.
Les essais que nous avons réunis ici nous ont paru nécessaires à un double titre. Nécessaires d’abord à la compréhension d’une œuvre à la fois puissante et profondément originale mais à laquelle, aussi lumineuse soit-elle, il faut être un tant soit peu introduit : ces quelques textes nous conduisent au cœur de la pensée de María Zambrano et nous permettent d’en comprendre ou d’en récapituler le cheminement. Nécessaires ensuite pour nous, lecteurs, dans notre vie, par la proposition qui nous y est faite, si nous nous engageons dans notre lecture, de nous ouvrir à une sorte de vision : une manière d’envisager la vie, conçue tout au fond de la défaite dans le risque et la vulnérabilité assumée, « à partir de quoi l’on ne saurait être qu’heureusement ».
On trouvera dans ce recueil tout d’abord trois essais sur le sens que revêt pour María Zambrano l’acte d’écrire et la forme adéquate dans laquelle cette pensée « à l’état naissant » – faut-il dire effervescente ? – peut à la fois s’inventer et s’exprimer. Conçue pour quelque chose et pour quelqu’un, utile donc, voire nécessaire, celle-ci trouve l’un de ses modèles dans la forme du « guide » pratiquée autrefois par Maïmonide. Suivent deux essais fondamentaux sur l’exil et l’espérance, l’espérance étant le don de l’exil à l’exilé ainsi qu’à ceux qui le côtoient s’ils sont capables de le voir. On peut lire ces deux essais, indissociables, comme un véritable récit de conversion. María Zambrano y transcrit une expérience intérieure d’une très grande intensité en même temps qu’elle invente une écriture pour la dire. C’est sans doute le moment d’une sorte de second souffle dans son œuvre, d’une relance de l’inspiration puisque sans renoncer à la tradition philosophique d’où elle vient, elle la renouvelle et l’oriente autrement en se risquant dans l’aventure d’une écriture personnelle toute entière conduite par une sorte étrange d’amour. Dans le discours rédigé pour la réception du prix Cervantès en 1988, elle fait du grand romancier écrivant le Quichotte une allégorie récapitulant l’ensemble de sa propre aventure spirituelle. Enfin, à l’horizon de cette pensée, toujours comprise par l’auteur comme acte de transformation intérieure et façon de contribuer en se rendant disponible à sa propre conception, surgissent ces deux figures d’un accomplissement humain, l’un possible – les bienheureux -, l’autre réalisé – saint Jean de la Croix. La signature du poète devient sous la plume de María Zambrano, une sorte d’idéogramme singulier, un chiffre attestant la qualité exceptionnelle de sa présence – son dernier poème demeuré inédit. Nous avons ajouté à cet ensemble trois lettres de María Zambrano montrant combien cette pensée si forte et parfois si abstraite s’enracine profondément dans le terreau d’une vie vécue jusqu’au bout dans des circonstances souvent dramatiques, mais toujours libre et donc singulièrement belle.

