Les tourterelles

EXTRAITS

Elle se déplace le long de sa plainte et elle t’invite à faire de même.

         Sa plainte comme un voyage, avec ses stations, ses silences, vers la parole qui te manque parce que tu ne l’as jamais dite ou cette blancheur qui en tient lieu dans son vol soudain.

         A défaut du mot qui n’appartient qu’à toi et qui ne vient pas, elle t’offre avec la sienne la mélodie de ta plainte, celle qui te met en mouvement, elle t’indique la direction, la seule et unique direction à t’échapper vraiment – et c’est par ton amour pour elle qu’elle te conduit,

         droit où tu voulais sans le savoir.

Curieux chant que celui de la tourterelle.

         On dirait qu’elle aspire dans le même temps qu’elle expire.

         Quelque chose à la fois se traverse et s’interrompt dans sa voix.

         En suivant la ligne de son chant, comme en un vol, tu croises des visages de jeunes filles ou d’enfants graves et pourtant très clairs, comme si en eux le chagrin sans cesser d’exister, avait pu progressivement s’alléger, comme pris en charge par le chant justement ou par son vol.


Préface de Philippe Jaccottet (extraits)

A L’ÉCOUTE D’UN OISEAU

Tout d’abord je dirai : voilà quelqu’un pour qui le monde existe encore – pour qui le cœur, aussi, existe encore, si inquiet puisse-t-il être -; qui sait voir et qui sait écouter, qui peut encore s’étonner de ce qu’il voit et entend, tout près de lui, non dans un monde abstrait ou virtuel, mais dans un lieu parfaitement situé. Et ce qu’ici en particulier il regarde et écoute, dans un mouvement de surprise émue, c’est une tourterelle comme née d’un violent orage et jetée ainsi, blessée, dans le jardin d’une voisine morte peu auparavant et qu’elle va bientôt paraître en quelque sorte relayer.

Pour en cerner l’apparence, l’auteur a trouvé quelques images aussi exactes que parlantes ; mais ce qui va compter surtout pour lui, voyant et écoutant cette créature ailée, c’est d’en dépasser l’apparence – qui ne serait que belle – pour essayer d’entendre ce qu’il sent qu’elle veut lui dire : car c’est là que réside la merveille cachée de leur rencontre.

*

« Quelque chose simplement se pose,

à côté, à portée de souffle »,

c’est ainsi que l’auteur définit la présence, ensemble, de la tourterelle et de feu cette voisine, réelle et respectée, mais qu’il se plaît à confondre avec cette María Zambrano dont la pensée compte assez à ses yeux pour qu’il en ait traduit plusieurs essais. Présence, donc, qui s’impose sans aucune violence ni pression, dans ce qu’il nomme la « courtoisie » de la distance (un mot devenu bien rare aujourd’hui, et heureusement réhabilité!)

Or, c’est très exactement ce que l’on peut dire aussi de la parole même de ce poète – car c’est en poète qu’il parle, de bout en bout -: qu’elle ne pèse jamais, que son toucher est d’une grande délicatesse mais sans aucune mièvrerie; que jamais, fût-ce dans un vrai mouvement d’ascension spirituelle, il ne force le ton, ni n’enfle la voix; que nulle part, fût-ce pour s’aventurer dans les profondeurs, il ne se guinde, ne se contorsionne, ne sort du ton de la plus exacte et modeste simplicité. (Autres qualités à relever, tant elles sont devenues exceptionnelles.)

*

Que l’aventure vraie d’une tourterelle jetée dans un jardin par l’orage, blessée mais vivante, oriente l’esprit soucieux de compassion autant que d’élévation spirituelle de Jean-Marc Sourdillon vers la pensée si profondément humaine et originale de cette María Zambrano que la France commence à découvrir ; ou vers l’antique et touchante figure d’Iphigénie – qui pourrait se confondre aussi avec une Génia bien vivante et plus proche de celui qui en murmure le nom en passant -, Iphigénie, « la jeune fille heureuse offerte en sacrifice dans l’antique poème et changée en biche au moment de la mise à mort …ou en très vieille demoiselle » ajoute l’auteur avec ceci qui est très beau : « Peut-être que si elle s’est offerte tout entière par amour et sans arrière-pensée, comme on se fie à son père, peut-être que le chemin du retour est alors possible et que la vieille dame à son tour, au moment de mourir, se sera changée en la jeune fille qu’elle était, qu’elle n’a jamais cessé d’être toutes ces années, restée vivante jusqu’au bout n’ayant, même sans enfant, jamais cessé de naître » – cette orientation du regard montre à quelle limpide et néanmoins humble altitude se meut ce petit livre, où est montré au lecteur ému :

…la trace ou la preuve d’une autre respiration, ailleurs, cachée, d’une autre manière de respirer ou d’exister,

plus profonde et plus légère,

qui n’apparaît que dans la clarté d’une certaine façon de parler, dans le chant, s’il monte très haut, avec quelque chose de féminin.



Article de Jean-Pierre Lemaire dans la revue Arpa n°94, juin 2008 (extraits)

Il arrive que le premier livre d’un écrivain dévoile d’emblée ce qu’il cherchera toujours, tant il s’accomplit déjà dans cette aspiration. Quand il s’agit d’un poète, sa voix est le gage de son avenir entier, dès les premiers mots. Or c’est justement de voix et d’avenir que nous parle le premier livre de Jean-Marc Sourdillon, préfacé par Philippe Jaccottet – un poème d’un seul tenant écrit « à l’écoute d’un oiseau », pour reprendre le titre de la préface. Les phrases du poète deviennent chant à leur tour dans la ferveur avec laquelle est approché le mystère qui veut se dire par la voix de l’oiseau : une tourterelle blessée, apportée par l’orage et jetée dans le jardin d’une voisine. Pour déployer le sens offert et caché, le poète-musicien va inventer une extraordinaire polyphonie : à la voix de la tourterelle se superpose celle de la voisine, une vieille dame décédée récemment, et derrière celle-ci se lève la voix entendue dans les livres de Maria Zambrano, la grande philosophe espagnole, de plus en plus écoutée en France, et que Jean-Marc Sourdillon a traduite : puis, dans la voix de cette espagnole longtemps exilée, il reconnaît la voix d’Iphigénie sacrifiée ; la dernière voix, celle de « Génia », une femme qu’on devine proche du poète et qui n’a pas eu d’enfants, nous ramène au présent.

La plainte unique et multiple indique une direction et le poète qui l’interroge avec amour y entend la « voix peut-être de tous ceux qui n’ont pas été jusqu’au bout ou pas tout à fait ce qu’ils voulaient être ». Il en attend une délivrance, un aboutissement encore au-dessus de lui ; d’où la tension très pure (sans aucun vibrato) de sa propre voix qui passe insensiblement du commentaire au chant, de la prose au vers, du récitatif à l’aria, pour suivre la même ligne de vol. Le mystère  vers  lequel elle se dirige est double,  semble-t-il : c’est à la fois celui d’une naissance et d’un sacrifice. Voici la manière dont ces deux versants d’un unique sommet se rejoignent autour de la figure d’Iphigénie. qui est aussi celle de la « très vieille demoiselle », la voisine du poète : « Peut-être que si elle s’est offerte tout entière par amour et sans arrière­-pensée, comme on se fie à son père, peut-être que le chemin du retour est alors possible et que la vieille dame à son tour, au moment de mourir, se sera changée en la jeune fille qu’elle était, qu’elle n’a jamais cessé d’être toutes ces années. restée  vivante jusqu’au bout n’ayant, même sans enfant, jamais cessé de naître. »

Il faut ajouter que, dans cette élévation, la terre n’est jamais perdue de vue : tout un paysage des Cévennes, un village à l’entrée des gorges, passent dans ce voyage vers la naissance, avec quelques échappées sur les pays lointains où la tourterelle est captive, sur Madrid où séjourna Maria Zambrano à son retour d’exil. Mais un lieu mobile enveloppe et porte ce monde, c’est la voix entraînée, et qui nous entraîne à sa suite, voix intime, limpide, persuasive, « avec quelque chose de féminin ». Nous  n’avons qu’une envie en refermant ce petit chef-d’oeuvre, joliment illustré par les encres d’Isabelle Raviolo : celle de l’entendre encore, d’en retrouver de livre en livre la cadence et la mélodie, désormais attendues.


Article de Pierre Dhainaut dans la revue Thauma, n°6, hiver 2008-2009

Par quel miracle le temps serait-il assez généreux pour s’ouvrir et ne pas se refermer ? Ce temps-là, Jean-Marc Sourdillon dans Les Tourterelles nous dit qu’il est possible.

Sur la couverture de ce livre est reproduite une encre d’Isabelle Raviolo, son éditrice, et à l’intérieur il y en huit autres : bien que l’on y reconnaisse des oiseaux, des oiseaux en mouvement, leurs ailes surtout et ce frisson de l’air qui tient bien du sillage, ces encres ne sont jamais des illustrations. Elles relèvent de l’art du calligraphe qui a mieux à faire qu’à conquérir l’espace : en se déliant, taches et traits procurent au regard à la fois l’intensité et la légèreté. Isabelle Raviolo ne s’ajoute pas à ce que dit Jean-Marc Sourdillon, elle le recrée dans ce langage qui se passe des mots, qui pourtant nous invite à les retrouver comme à les prolonger. Par des moyens purement visuels, elle nous prépare à la fidèle écoute.

Qu’est-ce qui tout de suite dans ces Tourterelles a réclamé mon attention ou plutôt, en effet, l’écoute, laquelle n’a besoin d’aucune marque de la possession, qui est la meilleure façon de nous laisser porter par ce que le livre peu à peu nous révèle ?

Le résumer, ce serait le réduire. Il a l’apparence d’un récit, mais il ne décrit pas plus qu’il ne raconte. Certes, il est bien précisé que nous nous trouvons dans un village entre Aurillac et Brive : dans le cimetière est enterrée une vieille dame, qui était la voisine de l’auteur, et dans le jardin maintenant désert de celle-ci est venue se poser, apportée par un orage de septembre, une tourterelle blessée, dont « la voix plaintive se dissimule dans le bruit de la rivière ». A travers tout le livre Jean-Marc Sourdillon ne cessera d’entendre cette voix.

« Pas de mots », dit-il, « pas de sens. / Juste une mélodie indiquant une direction. » Laquelle ? Mais la question essentielle, c’est : comment entendre ? S’il existe un « savoir de colombe », nous n’aurons une chance de le partager ou du moins de nous en approcher que si nous adoptons un comportement qui échappe à ceux qui sont en règle générale les nôtres : nous préférons capter, dominer, retenir. De même, à l’écoute, nous préférons la vue rapace. Bien qu’elle soit venue pour que son chant nous « blesse », la tourterelles n’exerce « aucune violence, aucune pression » : elle se tient « dans la distance », simplement « à portée de souffle », telle est « sa courtoisie » (Philippe Jaccottet dans la préface a raison de mettre en valeur ce beau nom), nous laisser « libres ». Si nous désirons davantage, voir, par exemple, elle disparaît. Ce chant, avant que nous devinions qu’il a « un secret à nous murmurer », nous devons accepter sans réserve la confiance qu’il nous accorde, et peut-être est-ce le plus difficile, tant nous sommes pleins de nos certitudes. Mais que nous consentions à ce que se rompent nos carapaces, nous retrouverons, à l’image de la tourterelle, notre fragilité première, nous retrouverons confiance. Hors d’elle, nous sommes seuls, prisonniers de nous-mêmes, prisonniers du temps que nous laissons aller : la blessure nous libère, elle dilate. Alors commence une résurrection, il vaudrait mieux dire une naissance véritable. A sa manière, discrète, le chant de la tourterelle nous rappelle qu’il existe « une autre manière de respirer ou d’exister », « d’aimer », et que donc il existe une temps qui n’est plus irréversible, tourné vers une mort que l’on croit définitive, un temps, oui, « qui s’ouvre et ne se referme pas », un « temps pour naître ». Parce que son chant, si singulier soit-il, ne lui appartient pas en propre, la tourterelle témoigne d’ « un amour plus grand qu’elle ». Et nous aussi, quand nous renonçons à la prétention de nous suffire, quand nous admettons que notre voix, ce que nous avons de plus intime, ne nous appartient pas, vient de plus loin que nous. Elle rejoint une mémoire qui semblait perdue, elle s’épanouit en lumière. A l’écoute de l’oiseau, Jean-Marc Sourdillon perçoit de nouveau la voix de son amie morte sans enfant, et avec elle la voix de celle qui disait que « la poésie est rencontre, don, découverte par la grâce », María Zambrano (dont je cite un passage de Philosophie et poésie), et avec elle également « la voix étouffée de la très jeune fille qu’on égorge au moment du sacrifice », Iphigénie, mais le prénom de Génia, prononcé dans les dernières pages, les rassemble toutes, au vocatif. De ces voix aimantes, Jean-­Marc Sourdillon est l’enfant.

Il n’explique pas, il ne s’interpose pas : s’il le faisait, il reviendrait à cette attitude extérieure, orgueilleuse, qui nous isole, il trahirait ce chant qui l’a ému. Il nous y rend constamment sensibles en procédant par de lentes avancées successives, comme des ondes, nous craignons qu’elles ne se brisent, ne s’arrêtent, déjà elles se raniment. D’où l’emploi, souvent, d’une sorte de verset, qui est fluide. Tout est dit dans le rythme, en permanence le qui-vive. Pourquoi des oiseaux ? A vrai dire, la question ne se pose plus quand nous lisons Jean-Marc Sourdillon. Il est évident que les oiseaux, plus que les vagues et plus que les arbres, qui ont inspiré de si nombreux poètes, nous ramènent, par leur chant d’abord, là où « la parole retrouve ses origines (…) au plus ancien de la naissance de la parole et de la musique ». Une fois encore je cite María Zambrano dans un texte que Jean-Marc Sourdillon a traduit (publié dans le numéro 2 de Thauma). C’est à l’ « épanchement du chant parmi nous » que nous convient Les Tourterelles : le poème, ce poème, nous met au monde et nous réunit, il devient l’aube commune, toujours vacillante, toujours à parfaire.

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